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de l’esprit. Le dénuement matériel, supporté héroïquement ou non, est toujours une entrave. Sous l’Ancien Régime même, on paraissait l’avoir compris et il semble aujourd’hui qu’un choix assez judicieux présidait à l’attribution des pensions. Ce ne saurait être une raison pour que nous ne nous opposions pas aujourd’hui à l’éventualité d’un tel choix. Un mauvais ouvrier doit bien pouvoir vivre de son travail.

À ces revendications que je formule à dessein sur le modèle des revendications ouvrières viennent naturellement s’adjoindre celles qui s’appuient sur l’absolue nécessité de maintenir hors de toute atteinte non seulement la liberté de pensée, mais celle d’exprimer cette pensée. Cela ne suppose rien moins qu’au premier chef l’abrogation des lois indéfendables visant les menées anarchistes. Il importe que les hommes qui, sans vulgaire ambition, consacrent leur vie à assurer le triomphe de l’esprit, soient mis une fois pour toutes à l’abri des persécutions, qu’ils n’aient rien à craindre des puissants de ce monde. Les mesures de protection envisagées jusqu’ici se sont montrées illusoires : d’Espagne on réclame aujourd’hui l’extradition d’un écrivain accusé du. crime de lèse-majesté ; on en exile impunément quelques autres. En France on tolère l’établissement de la censure pendant la guerre. Ce n’est pas à un syndicat, si bien organisé soit-il, — et je ne pense pas à celui des gens de lettres, nécessairement composé en majeure partie d’industriels — qu’il appartient de résoudre de tels différends.

Pourquoi pas la grève ? Elle a été jusqu’ici le seul recours de nos amis les vrais travailleurs et elle a l’avantage de présenter une valeur symptomatique des plus objectives. Je la vois très bien éclater à l’occasion d’un incident de presse ou autre comme il s’en produit tous les jours. Il ne tiendra qu’à nous qu’elle se prolonge assez longtemps, puisque matériellement nous n’avons rien à y perdre. Ce sera comme une grève des électriciens qui durerait plusieurs soirs. Sans doute notre première tentative échouera, et la seconde, et la troisième. Mais un jour ! Il y aura des pétitions, des réunions. Le débauchage, si l’on peut dire, s’opérera comme ailleurs, quoique d’une façon plus violente, j’espère. Et puis ce sera le silence sur toute la ligne de la pensée ; il ne paraîtra plus de livres, ou des livres ridicules, si nous ne saccageons pas les boutiques ; c’en sera fini momentanément des recherches de laboratoire, d’atelier. D’opinion désintéressée sur tel ou tel sujet, chacun n’aura plus que la sienne, incertaine. Oh ! cela n’est pas impossible à réaliser, qu’on y prenne garde : cela se conçoit. Que penserait-on, tout de même, en février 1926, pour peu qu’il y ait un an que cet interdit durât ? Le temps paraîtrait bien long, qu’en dites-vous ? Tiens, le chômage aurait atteint les ouvriers typographes, peut-être quelques libraires, les étudiants s’agiteraient pour de bon, etc. Et l’on feuilletterait quelque part avec regret les deux premiers numéros de La Révolution surréaliste, accueillante pourtant aux idées subversives, mais qui serait déjà une douce et triste chose…

André Breton.