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corps à corps

voir. Il n’avait pas de nez et ses oreilles pendaient comme des tiges de vigne vierge, arrachées par le vent. Naturellement il était bête, c’est pourquoi il était marchand de marrons. Un jour, ayant arraché la queue d’une truie, il se promena partout dans la ville de Troyes en hurlant : ceci est mon sang. Bientôt, les pharmaciens coururent sur ses traces, puis les avoués, les quincailliers, les vidangeurs, les dentellières, les orthopédistes, les juges de paix, les cafetiers, les sacristains, les herboristes, les pêcheurs à la ligne, les enfants de cochons et enfin les curés. C’est alors que, pris d’une intense terreur, il cacha la queue de la truie dans une boîte à cirage qu’il mit dans une boîte aux lettres avec l’adresse suivante :

Pipe en terre
à TOUR D’IVOIRE
par SCORBUT (Morbihan)


Nouveau-Mexique

Et la lettre s’en fut avec des hauts et des bas. Tantôt elle gravissait un iceberg, tantôt elle descendait dans une cuve, tantôt encore elle rampait sur une branche d’arbre dont elle dévorait les feuilles, ce qui, peu de temps après, la faisait tomber dans quelque puits d’où un seau de verre bleu la tirait pour la remettre dans le droit chemin. Enfin, après mille vicissitudes, elle arriva dans un palais. À vrai dire, le palais en question ressemblait plutôt à une tulipe qui aurait surgi d’un crâne en décomposition qu’à un palais bien ordonné. En effet l’escalier était étalé comme un serpent mort dans le hall et on accédait aux étages supérieurs par une flèche qu’on s’enfonçait dans les fesses et que le rez-de-chaussée lançait à l’étage désiré. C’est là que la lettre rencontra son destinataire, lequel arpentait l’escalier de long en large sans rencontrer « âme qui vive » et se demandait dans quel désert il vivait, dans quel désert sans caravane, ni chameaux, dans quel désert peuplé uniquement de craquements et de bruits de verre brisé, dans quel désert il promenait ses pas mélancoliques comme une asperge qui, croyant être mangée à la vinaigrette, n’est que sucée à la sauce blanche. L’inconnu n’était autre que Pipe en Terre, célèbre pour son duel avec les bouteilles vides.

C’est alors que je vis le jour.

Mais peut-être n’est-il pas inutile de raconter les merveilleuses aventures de Pipe en Terre et des bouteilles vides.

Pipe en Terre avait toujours cru que les jeunes filles vierges vivaient dans des tessons de bouteilles. Mais ayant découvert son œil gauche dans l’un d’eux, il s’aperçut qu’il s’était trompé et en fut assez vexé. C’est alors que faute de trouver dans les bouteilles les jeunes filles vierges qu’il cherchait, il résolut d’y élever des grand’mères convenablement ratatinées par un demi-siècle d’usage. Est-il besoin de dire que ce projet avorta misérablement ? Les grand’mères à peine enfermées dans le tesson de la bouteille se liquéfiaient et devenaient en très peu de temps une sorte de goudron semblable à celui qu’on utilise pour réparer les rues de Paris. Tout espoir d’obtenir ainsi une génération de grand’mères d’un modèle réduit était donc perdu. Mais Pipe en Terre était infatigable. Sans se décourager, il sema des officiers de marine dans le fond de ses bouteilles et c’est ce qui le perdit, car les officiers de marine ne fument pas de pipes en terre, mais des débris de navires et des cheveux de matelots, lesquels sont, comme chacun sait, très néfastes à la santé des bouteilles vides. Pipe en Terre ne tarda pas à en voir les effets sur ses protégés, et il s’en vengea sur les officiers de marine qu’il réduisit à l’état de limaces, animaux fort appréciés par les bouteilles vides qui en font une grande consommation surtout au printemps. Il eut cependant le tort de ne pas leur cacher l’origine de leur nourriture et les bouteilles qui malgré tout étaient fort attachées aux officiers de marine se fâchèrent net. Un duel au lampion en résulta et Pipe en Terre fut vaincu, n’ayant avalé que 721 lampions tandis que le moindre de ses adversaires en avait dévoré au moins un millier. C’est depuis ce jour que