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vie d'héraclite

rappelle plus rien des qualités de tel ou tel composant, ni même d’aucun d’eux. » Les mots « chimie de l’intelligence » qui cadrent si bien que la science de Masson, nous suggéreraient-ils beaucoup plus que ces réactions dont nous ne voulons pas être que les témoins distraits, et par exemple, dès qu’il s’agit de vivre, que la réaction de notre corps chaud contre ce même corps froid, bleuiraient-ils et à nouveau rosiraient-ils sous nos yeux autre chose que le tournesol qui s’enroule autour des saisons, je sais qu’ils nous mèneraient toujours à ces tableaux comme devant autant d’inévitables et d’éblouissants « précipité ». La couleur orageuse affectera ce que bon lui semble. Les boules de feu, rêvées comme celles du billard, se livreront à leurs facéties coutumières à tel ou tel étage de la maison. L’une d’elles, sans qu’on lui prête main-forte, pénétrera dans un tiroir aussi vrai que nous croyons nos secrets bien gardés. Une autre changera la cage du serin en abat-jour, pour que la lumière s’éloigne à pas d’araignée. Masson et moi n’aurons-nous pas été les premiers à nous incliner vraiment devant les bulles papales qui s’inscrivent en faux contre le mouvement de la terre ?

C’est à trop juste titre que Masson se méfie de l’art où plus que partout ailleurs les pièges se déplacent dans l’herbe et où les pas de tout être qui tient à rester libre ou à n’aliéner sa liberté qu’à bon escient, sont comptés. Je le soupçonne et c’est, me semble-t-il, le plus bel éloge que je puisse lui adresser, d’avoir comme nul homme fait sienne, et de vivre moralement sur cette autre phrase de « Marginalia » : « Que certains êtres aient pu planer ainsi au-dessus du niveau de leur époque, c’est là un fait qui n’est douteux pour personne : mais si nous voulions, en fouillant l’histoire, découvrir la trace de leur existence, il nous faudrait mettre de côté toutes les biographies de personnages proclamés « honnêtes et grands » et rechercher minutieusement les quelques souvenirs laissés par les malheureux morts en prison, dans les asiles d’aliénés ou sur l’échafaud. »

André Breton

VIE D’HÉRACLITE

Héraclite d’Éphèse, fils de Blyson, florissait vers la 69e olympiade. On l’appelait ordinairement le philosophe ténébreux, parce qu’il ne parlait jamais que par énigmes. Laërce rapporte que c’était un homme plein de lui-même, et qui méprisait presque tout le monde.

Il disait qu’Homère et Archilocus devaient être chassés partout à coups de poings.

Il ne pouvait pardonner aux Éphésiens qui avaient exilé son ami Hermodrus. Il publiait hautement que tous les hommes de cette ville méritaient la mort, et les enfants, d’être tous bannis, pour expier le crime qu’ils avaient commis en reléguant honteusement leur meilleur citoyen, et le plus grand homme de toute la république.

Héraclite n’avait jamais eu de maître. C’était par ses profondes méditations qu’il devint si habile. Il avait du mépris pour ce que faisaient tous les hommes et était sensiblement touché de leur aveuglement ; cela l’avait rendu si chagrin, qu’il pleurait toujours. Juvénal oppose ce philosophe à Démocrite qui riait perpétuellement. Il dit que chacun peut aisément censurer, par des ris sévères, les vices et les folies du siècle ; mais qu’il s’étonne quelle source pouvait fournir une assez grande quantité d’eau, pour suffire aux larmes qui coulaient des yeux d’Héraclite.

Héraclite n’avait pas toujours été dans les mêmes sentiments ; lorsqu’il était jeune, il disait qu’il ne savait rien ; et quand il fut plus avancé en âge, il assurait qu’il savait tout, et que rien ne lui était inconnu. Tous les hommes lui déplaisaient ; il fuyait leur compagnie, et allait jouer aux osselets, et à d’autres jeux innocents, devant le temple de Diane, avec tous les petits enfants de la ville. Les Éphésiens s’assemblaient autour de lui pour le regarder. Malheureux, leur disait Héraclite, pourquoi vous étonnez-vous de me voir jouer avec ces petits enfants ? Ne vaut-il pas beaucoup mieux faire cela, que de consentir avec vous à la mauvaise administration que vous faites des affaires de la république ?

Les Éphésiens le prièrent un jour de leur donner des lois ; mais Héraclite s’y refusa, parce que les mœurs des peuples étaient déjà trop corrompues, et qu’il ne voyait aucun moyen de leur faire changer de vie.

Il disait que les peuples devaient combattre avec autant de chaleur pour la conservation de leurs lois, que pour la défense de leurs murailles.

Qu’il fallait être plus prompt à apaiser un ressentiment, qu’à éteindre un incendie, parce que les suites de l’un étaient infiniment plus dangereuses que celles de l’autre. Qu’un incendie ne se terminait jamais qu’à l’embrasement de quelques maisons, au lieu qu’un ressentiment pouvait causer de cruelles guerres, d’où s’ensuivait la ruine, et quelquefois la destruction totale des peuples.

Il s’éleva un jour une sédition dans la ville d’Éphèse ; quelques-uns prièrent Héraclite de dire devant tout le peuple la ma-