Page:La Revue blanche, t30, 1903.djvu/40

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gniers. Je vous assure que je ne regretterais pas l’hiver mouillé de la poétique Bretagne si je pouvais habiter à Paris un bon appartement bien confortable ; ubi bene, ibi patria !

— Vous vous vantez à votre tour, docteur, reprit doucement Fabrice, si toutefois on peut dire qu’un homme se vante quand il se fait plus mauvais qu’il n’est. Je connais votre dévouement aux pauvres. Est-ce par amour du confortable que vous vous rendez la nuit, en hiver, à trois lieues de chez vous, pour visiter un malade dans une chaumière isolée ? Vous demandez-vous, avant d’accomplir ce devoir très méritoire, si vous avez quelque chance d’être payé de votre peine ? Et vous n’êtes pas, que je sache, plus croyant que moi ; vous n’espérez pas, en soignant gratuitement les pauvres, vous ménager pour, plus tard au paradis une place meilleure que celle de votre voisin. Vous êtes donc sentimental, mon pauvre ami, quoi que vous puissiez dire, autant que je le suis moi-même. Mais pourquoi voudriez-vous qu’on ne pût pas être à la fois matérialiste et sentimental ?

— Je vous avouerai, répondit le médecin, que je ne suis pas très ferré sur la philosophie ; je ne l’ai guère approfondie autrefois, et, quand les loisirs de ma profession me l’ont permis, je me suis plus volontiers occupé de physiologie et d’histoire naturelle ; je me souviens cependant qu’au collège on nous disait pis que pendre des matérialistes ; on nous apprenait qu’ils n’attachent d’importance qu’aux jouissances grossières ; on les mettait en opposition avec ces êtres d’élite qui méprisent les choses du corps pour ne s’occuper que de l’âme et de la vie éternelle à venir, Je n’ai pas beaucoup réfléchi depuis à ce sujet ; il me reste seulement cette idée qu’il y a antagonisme entre les gens d’église et les matérialistes, et je suis assez disposé à aimer cette secte de philosophes depuis que j’ai commencé à détester les curés.

M. Tacaud se mit à rire de bon cœur. — « Voilà, dit-il une franchise peu ordinaire… » Mais le train attendu entrait en gare ; il fallut s’occuper de trouver un compartiment pas trop encombré. Comme les deux voyageurs achevaient de s’installer, un matelot, ivre errait encore sur le quai, soutenu par son père et sa mère qu’il embrassait en pleurant ; on lui trouva enfin une place auprès d’un camarade qui promit de s’occuper de lui. Le train s’ébranla.

— C’est triste ! soupira M. Tacaud.

— Bah ! reprit le docteur, n’êtes-vous pas blasé sur de pareils spectacles ? Toutes les fois qu’un marin doit rentrer de permission, la civilité la plus élémentaire exige qu’on le régale avant son départ pour adoucir le chagrin de la séparation ; si les chefs de gare appliquaient à la lettre le règlement qui défend de laisser