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petits contes
Les grenouilles

Vers deux heures, après la sieste, le barbier s’était remis en route.

L’air jeune encore, et guilleret malgré ses quarante ans passés, le petit bassin et le morceau de savon de Marseille enfouis dans la poche de sa veste de velours gris, et, sous cette veste, cernant les reins, la luisante ceinture de cuir, d’où sortaient les manches des rasoirs et les yeux oblongs des ciseaux, il faisait ainsi, quatre fois par semaine, de son pas rapide et ferme d’ancien militaire, le vaste tour des différents hameaux du village.

Il entrait dans presque toutes les métairies, dans presque toutes les maisonnettes où il y avait des hommes. D’une main habile il les savonnait, les rasait, il disait ou écoutait complaisamment les petits commérages du jour, empochait régulièrement son sou par barbe, et repartait.

Lorsque cela coïncidait avec la direction de sa tournée, il prenait le repas de midi chez lui, en famille ; le plus souvent il se contentait d’une tranche de lard sur un morceau de pain noir, qu’il avalait en route, entre deux fermes, sans même s’arrêter.

Sa besogne durait ainsi toute l’après-midi, jusqu’à la nuit tombante. Alors il revenait vers sa cabane, sa solitaire petite cabane de chaume, cachée derrière le parc du château, faisait manger sa vache et son cochon, mangeait lui-même avec sa femme et ses enfants, repassait encore, à la lueur d’une lampe, ses rasoirs en fumant sa pipe, et se couchait.

Le lendemain, dès l’aube, il était dans son champ, bêchant, sarclant, fauchant, peinant sans perdre une seconde. Et, vers neuf heures, après un déjeuner sommaire, il repartait, pour recommencer, dans une autre direction, sa harassante tournée.

Ce jour-là, un samedi, il devait opérer dans un hameau très éloigné et solitaire, qu’il ne visitait qu’une fois par semaine.

C’était, à environ une heure et demie de chez lui, émergeant des blés qui s’étendaient à perte de vue, comme une oasis de vergers cachant à moitié des toits de ferme rouges et des cabanes blanches couvertes de chaume. Il s’y rendait par des chemins de terre compliqués et tortueux, par de minces sentiers filtrant à travers les hauts blés qui le frôlaient au passage, par d’étroites bandes de gazon moussu, le long des rivulets ombragés d’aunaies. L’après-midi de juin était lourde, sous un ciel bleu embrasé, parsemé de nuages isolés d’un blanc intense et floconneux ; la terre était sèche, poudreuse ; les alouettes, planant très haut dans l’air sur leurs ailes frémissantes, chantaient infatigablement. Au-dessus des trèfles roses qui embaumaient, palpitaient des papillons bruns, jaunes et blancs.