Page:La Revue blanche, t10, 1896.djvu/16

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Et le barbier, l’œil vif, la face rasée, allait, allait toujours, le corps très droit, de son pas régulier et allègre… Il ne pensait à rien, il ne souffrait pas trop de la chaleur, il marchait machinalement vers son but habituel, les sens extérieurs envahis d’un bien-être inconscient, jouissant sans le savoir de cette douce absence de pensées, de cette léthargie heureuse du cerveau. C’était comme s’il n’y avait plus rien d’intérieur en lui, comme si son âme n’existait pas, ou qu’elle fût vide, vide de peines comme de joies, momentanément vide de vie.

Une simple scène soudain le réveilla de cette torpeur heureuse, secoua en lui les sens engourdis de l’âme et de la pensée…

Il s’était arrêté devant le pont tourné d’un petit canal intérieur, et, pendant qu’une barge chargée de poteries passait, ses regards, tout de suite comme attirés à gauche, tombèrent sur une scène inattendue, à la fois joyeuse et barbare.

C’était, un peu au-delà du pont, près de la berge gauche, un bruyant groupe d’enfants, se livrant à d’étranges ébats. Ils étaient une dizaine, tous complètement nus, sauf un mince mouchoir rouge ou bleu qui leur tombait, en triangle, des reins. Les uns étaient dans l’eau jusqu’à la ceinture, les autres, sur la rive peu élevée, se démenaient autour d’une petite potence faite de trois bâtons, fichée en terre.

À la potence, attachée par un fil à une patte de derrière, se balançait une grenouille. À dix pas de la berge, l’un des gamins était aveuglé par ses camarades au moyen d’un bandeau, armé d’un bâton, poussé en avant. Près de la potence on le lâchait, il faisait encore quelques pas à tâtons, les deux mains étendues. Puis, arrêté, il ramenait en arrière le bras droit armé, mesurait en imagination son coup, frappait de toute sa force.

Aussitôt éclataient des cris, des clameurs. S’il atteignait la grenouille et la lançait à l’eau, il était vainqueur, il pouvait recommencer le jeu avec une nouvelle victime ; s’il la manquait on le précipitait lui-même dans le canal, avec des hurlements et des huées, auprès des autres. Et tous devaient y rester jusqu’à ce qu’ils parvinssent à attraper une des grenouilles abattues et à la rapporter sur la rive. À chaque coup réussi ils se précipitaient, plongeaient, se battaient pour les victimes, qu’ils déchiquetaient dans leur lutte. L’eau, autour d’eux, était toute remuée et blonde, tachetée aux reflets du soleil comme de plaques d’or mouvantes ; et les corps grêles frissonnaient malgré la chaleur, tandis que les visages se marbraient de taches livides. Sur la rive opposée, quelques faneurs, étendus au soleil dans l’herbe, à côté de leurs fourches plantées en terre, regardaient le spectacle en fumant leur pipe, l’air intéressé et amusé.

La barge était passée, le pont refermé, le barbier reparti. Et, des pensées et des sensations qui, maintenant, l’assaillaient, s’en dégageait lentement une, plus nette, plus vive que les autres : l’idée de son fils cadet, de celui qu’il appelait son « petit », et qu’instinctivement il préférait à ses autres enfants.