Page:La Revue blanche, t12, 1897.djvu/221

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le sol du tunnel et qui, aussitôt déclanché, glisse le long d’une pente vers une vaste cour où des escouades d’hommes et de femmes l’accueillent, munies de couteaux, de scies, de marteaux, de cuvelles. Cela se précipite sur l’animal, le décapite, le découpe, l’ouvre, tend les cuvettes aux rigoles de sang, détache la fressure, le cœur, les viscères, scie les os, arrache le cuir, désarticule les pieds, fend le crâne, extirpe la cervelle, lave la graisse, déroule puis enroule les boyaux, tourne le sang avec un bâton, recueille la fibrine sur des baguettes, et, en moins de dix minutes, il reste du bœuf une dizaine de pièces de boucherie toutes fumantes, mais rectangulairement scindées, ficelées, parées et prêtes pour un autre wagon qui les emporte, au bruit de son roulement, vers les fabriques culinaires sises à l’est de cette plaine.

Immédiatement l’escouade en sayons rougis se rue sur l’agonie d’un autre animal descendu des portiques et le réduit au même état comestible.

Il y a cent cinquante tunnels, où aboutit le même nombre de couloirs, et que termine le même nombre de portiques, élevant chacun deux soldats colossaux armés du maillet à lame.

Pour les moutons et les cochons, les tunnels comme les portiques sont moins hauts.

Ce service des abattoirs semble fournir au peuple la joie. En riant les femmes et les hommes se précipitent sur les bêtes assommées, les recouvrent, telles les mouches une ordure. Des nuées de cris et de rires tourbillonnent sur le sang. Au loin, les compagnies qui poussent le bétail encore vivant du côté des couloirs et des portiques, lancent au ciel des clameurs glorieuses. Autour des assommeurs, sur des tertres et des crêtes, les compagnies en ligne acclament les beaux coups, si la bête tombe d’une masse dans le wagon mobile aussitôt déclanché. Des filles gambadent autour des peaux dont leurs compagnes râclent l’intérieur, à genoux dans les viscères et les mucosités. Vers le Nord, au milieu de vastes esplanades, les écoles de bataillon évoluent. Les chevaux des capitaines courent ; les batteries s’exercent au tir. Les fantassins étudient l’ordre dispersé, le service en campagne et les formations de combat ; les colonnes défilent au rythme sourd de mille pas cadencés. La canonnade gronde ; les caissons automobiles fuient à l’horizon dans la stridence de leurs roues et la trépidation des mécaniques. Cela n’empêche point les tambours et les clairons de battre aux champs, ni les musiques d’exalter des hymnes de férocité majestueuse.

— Comment, dis-je à Théa, pouvez-vous en ravalant les devoirs de la guerre aux besognes d’abattoir, inculquer à vos soldats les sentiments d’honneur et de courage que leur fonction nécessite. Ici, à ce que je vois, le bagne et l’armée se confondent. Ici vous laissez, comme en Europe, subsister la prison, les travaux forcés, les peines disciplinaires, l’autorité des chefs. Et voici, au-dessus de nos têtes, le vol circuitant d’une nef aérienne, dont les grandes ailes jettent sur ce camp une ombre d’archange exterminateur ; car on distingue les cha-