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VIIIe lettre de Malaisie
Camp de la Forêt Rouge

Nous avons quitté la voie ferrée depuis trois jours. Il a fallu laisser hier les automobiles, les routes finissant. Nous voilà dans la brousse, étendue de plantes épineuses rousses et vertes où les canons enfoncent jusqu’aux moyeux. Et là dessus pèse un ciel chargé d’orage, un air fade. Devant, la cavalerie incendie les herbes et le taillis pour frayer la route aux caissons, aux colonnes. On chevauche sur des cendres chaudes. Parfois des étincelles se lèvent si le vent vient à souffler. Au-dessus de nos têtes les escadres aériennes bruissent en volant. Les grandes ailes des nefs nous couvrent d’ombre. On les voit qui s’inclinent, qui fendent l’air épais du profil de leur voilure grise. Les chapelets de torpilles luisent sous la passerelle inférieure. Une roue de trois mètres de diamètre tourne à l’arrière, avec une vélocité qui fait disparaître l’image des rayons. Ce volant pareil à un halo entoure la singulière apparition lorsqu’elle vous dépasse.

Je sollicite de prendre place sur l’une de ces machines. Il a fallu demander l’autorisation à Jupiter. J’attends la réponse. Parties en avant, les escadres aériennes vont bombarder les bois, les villages où l’ennemi se tient. Les infanteries et les cavaleries n’opèrent qu’à la suite pour occuper les positions et achever la victoire.

Jusqu’au plus loin, les casques noirs des régiments progressent. Le silence absolu qu’enjoint une rigoureuse discipline ne révèle rien de cette marche. Les femmes de l’artillerie elles-mêmes ne jacassent pas. Assises sur les banquettes des prolonges qui suivent les pièces, elles demeurent muettes, sages, la jugulaire au menton, les mains sur les genoux de leurs larges braies de toile pareilles à celles de vos zouaves.

À la halte, tout ce monde s’éparpille, étale contre terre ses vastes pèlerines en caoutchouc, s’assied et cuisine.

Dans chaque escouade deux hommes portent un bidon de pétrole chacun, sur le sac. Quand on dévisse le couvercle du cylindre, il apparaît trois grosses mèches qu’on allume. Des ressorts redressent un cercle de métal. C’est le fourneau. Sur le cercle on place une gamelle pleine d’eau.

Le sac du soldat n’est pas comme celui de son collègue européen une lourde et formidable chose destinée à réduire sa prestesse et à combler sa fatigue, à le rendre inutile et las. Cette poche de mince caoutchouc contient plusieurs petits paquets de riz tassé, une boîte en copeau renfermant une sorte de liebig, un uniforme de toile roulée, un étui à brosses et à aiguilles. C’est tout. À l’extérieur on n’y voit point attaché la pesante batterie de cuisine du militaire européen. L’intendance fait cuire les viandes et les légumes, en