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II

Voilà pourquoi Jean Pilleux voulut apprendre.

Il se terra hors la ville, tout près, dans les champs mornes. Maigre et plate campagne, os décharnés de la terre, sol triste où pousse du sol une misère sordide, masures, guenilles d’habitations, chétive humanité. Là, Paris, parmi ses détritus, le surplus de ses mangeailles, déverse sur la campagne son trop plein de pauvreté. Là, Paris a tari la source des verdures, et rongé l’herbe jusque et plus profond que la pierre… Le Désert !

Pilleux s’y retira, plus de quarante jours. Il y sema ce que ce sol pouvait nourrir : des rêves !

Là, chaque nuit, sa lampe attardée jusqu’au jour fut la seule lueur assistant de la terre à l’assemblée des astres.

Douce lampe, dans la maison isolée, qui couvait de sa tiédeur, maternelle caresse, l’intellect nouveau-né… Douce science, dans ce cerveau isolé, qui grandissait on ne sait pour quelles destinées.

Par la fenêtre ouverte, une voix retentissait. Paris ! qui sanglote la nuit, ou qui vagit, on ne sait… Vaste rumeur.

Le monstre, on le mesurait à sa grande lueur. Tenu à distance, si près, qu’en avançant le bras, on l’eût saisi, et que l’on croyait entendre le sens même de sa plainte…

Dans le désert, Jéhovah ordonnait d’aller sauver les hommes.

Pilleux rêva de les régénérer.

C’était un pauvre ouvrier. Sa besogne était de frapper du fer avec un marteau. La société a besoin que l’on frappe avec des marteaux beaucoup de fer.

Pilleux n’aimait pas frapper du fer avec un marteau.

Si les yeux, quelque jour, se refusaient à voir, et rêvaient de régénérer le corps entier ?

Les prophètes lisaient leur mission dans le ciel. Là était Dieu. La science est dans les livres. Péniblement le pauvre homme y chercherait la sienne. Les livres lui donneraient les dons prodigieux nécessaires aux apôtres : éloquence, pensée, foi.

L’éloquence ! La passion la forme toute entière. Il en avait, abondamment, mais devait en perdre tout ce qu’arracherait de la nuit magnifiante, la lumière qui calme et rapetisse tout.

La pensée ! Il eut l’ambition la plus noble. Tout savoir ! Posséder un cerveau infini.

Que l’intelligence soit en moi ! Et l’intelligence fut. Elle fut immense, elle fut son œuvre toute formée. Intelligence qui n’avait jamais été enfant. Elle se précipita dans le monde moderne, gauche, maladroite comme un sauvage habillé. Nul ancêtre ne la mena patiemment par la main, la garant des dangers, lui tournant les obstacles. Elle était assez grande pour s’y heurter toute seule !

Mais il faut manger, et pour manger, frapper du fer avec un marteau, tout le jour. Le temps manque pour apprendre. La Société ne mit pas dans son berceau le loisir.