Page:La Revue blanche, t14, 1897.djvu/70

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meilleure, imaginer un monde de fantastique joie… Ils pouvaient préciser net ce qui n’était pas. Mais l’Océan dont ils avaient vu des gravures, quelle forme, quelle figure donner à l’Océan ? Ils ne pouvaient pas comme au bon Dieu, comme à l’Avenir, lui prêter simplement les leurs, très embellies.

Mais le père parla de pays plus lointains.

Pays étranges ! Des arbres comme on n’en a pas vu. Toujours soleil ! En des forêts impénétrables où grouillent des serpents, des singes, des tigres, des perroquets. Des hommes tout noirs vivent là tout nus, dans des cabanes. Il y a toujours des fruits aux arbres, des fruits savoureux, qui nourrissent. On boit l’eau des ruisseaux. Tout est à tout le monde ; on ne manque de rien, car rien ne coûte rien.

— Alors, père, quand on cueille un fruit, on ne vole pas ?

— Mais non ! Seulement il y a des bêtes féroces ! Et les sauvages vous mangent !

— Qu’est-ce que ça fait !

Si seulement on pouvait y aller, à tout ça !

Le père évoqua le monde, les montagnes aux cheveux blancs qui règnent sur les nuages comme sur de petits enfants, les volcans qui s’insurgent, et le désert brûlant vide comme la froide lune, et les pampas, savanes, steppes, et les glaces du pôle, et les îles aux sauvages bronzés qu’on dit être les pays les plus heureux de la terre. Il dit tout ce qu’il savait, la merveilleuse légende du globe découvert, la légende dorée de la Science-Religion, les martyrs révélant les pays inconnus, pays que les ignorants et les petits enfants entrevoient en prières et adorent de loin.

— Pourquoi, pourquoi n’y allons-nous pas, à tout ça ?

Puis Jean parla de la vie sauvage, que nous avons menée jadis, et dont maintenant on traque les restes sur le globe. Vie cruelle, sans cesse en présence du danger, vie que menace tout, la famine, l’orage, les bêtes, les autres hommes, la vie enfin que tous nous étions faits pour vivre : lutte et souffrance, la vie de hasard et de guerre, pleine d’inconnu, toujours ; la belle vie de nos frères les animaux… Et l’enfant dit :

— Pourquoi ne vivons-nous pas comme ça ? Pourquoi… pourquoi !


Las déjà d’écouter, l’enfant baissait la tête. Quoi ! si grande, la terre ! si pleine de bonnes choses… et rien pour lui ! De la misère, des toits gris. Petite tête un instant bourrée de gros espoirs, qui avait une seconde deviné l’univers, et à qui l’univers allait disparaître avant d’être, autrement qu’en misère apparu ! Deviné ! Pas même vu ! Le temps strict du regret. Et mourir. Du néant, à travers la misère, au néant.

Champs de pierre, herbacés d’ardoises grises, cheminées, troncs sans feuillage qui fument au-dessus, — c’était-il tout cela du monde qu’il verrait ?

— Père, allons vite là-bas !