Page:La Revue blanche, t14, 1897.djvu/72

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— Il faut que le peuple sente rudement sa misère et les résultats de son imprévoyance…

La sentais-tu, ton imprévoyance, petit enfant ! L’effroyable imprévoyance d’être né !

Tu meurs ! Ici, pourtant, plus pour toi, la souffrance. La tienne cesse. Mais ceux qui t’ont donné le jour, et qui t’aiment, leur souffrance… Ah ! formidable imprévoyance ! Quel châtiment !

Oui, responsable de cette vie que tu as donnée, il convient que tu souffres, père. Pleure et maudis !

Mais, ô société, responsable de cette mort que tu fais, tu souffriras, cela convient absolument !

La douleur a un fils aîné des larmes : la rage. Il y avait jadis des querelles de famille, transmises, lourd héritage, par les générations. Mais les pères, aujourd’hui, héritent des enfants.

Au lit de mort de ceux qui meurent de misère, farouche vendetta, ils prendront, eux, les vieux, l’engagement de la révolte, car ils doivent compte à tous les misérables de l’avenir, de cette armée défaite qu’on leur avait confiée pour de justes conquêtes, compte d’avoir laissé égorger stupidement, sans gloire pour eux, sans profit pour les hommes, ces soldats qui avaient leur place au bon combat, — compte aux révoltes futures des petits êtres morts qui vont crier vengeance quand leur bouche glacée ne pourra plus dire : j’ai faim… !

Tu n’étais, fils, qu’un traînard que laisse sur la route la société en marche. Le progrès va si vite… Est-ce qu’on a le temps de s’arrêter aux misères ! On laisse comme cela tout le long de la route les faibles, les traînards, les blessés, les mourants

Ossements qui marqueront la route du retour…

Car tu retourneras, ô société. Lasse de conquêtes, un jour tu reviendras toute chargée de butin. Chargée d’autant de haine, faibles, mourants, et les morts même ressuscités, et les traînards, déserteurs, traîtres, les inutiles, les mécontents, tous les laissés sur les chemins se lèveront…

Un jour…


Comme le berger choisit les agneaux de son troupeau, le Seigneur a élu les plus jeunes pour la Mort. Seigneur ! que votre volonté soit faite… Et toi, Révolte, tu ne réserves pas pour de glorieuses morts tous les braves qui croient en toi, tu prends aussi des anges sur les sinistres grabats qui leur servent de berceaux, Dieu cruel ! que ta volonté soit faite ! J’ai foi en toi. Tes desseins sont très-hauts et je ne les vois pas tous. Sans doute tu veux ainsi éprouver les colères qui sont l’humilité que tu exiges de nous.

Frappe ! Tu nous trouveras fidèles et croyants, et, contre toute misère, — sans résignation !

Car tu existes, l’on sait que tu dois sauver les hommes. De quelque simonie qu’ils t’affublent, ambitieux, qu’ils se servent de toi par