Page:La Revue blanche, t16, 1898.djvu/635

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vous voir pour vous expliquer… Mais peut-être pourrai-je donner l’explication moi-même. Voici : mon père — ils étaient prêts à sortir — s’impatientait déjà : et, pour ne pas manquer la promenade, il dit au domestique qu’Éléonore n’était pas visible. C’est tout, je vous assure. Ma sœur en fut très contrariée ; elle désirait vous présenter le plus tôt possible ses excuses.

Cette explication apaisa Catherine. Il persistait en elle toutefois une légère inquiétude, d’où résulta, dépourvue d’artifice, mais un peu déconcertante, cette question :

— Mais, monsieur Tilney, pourquoi avez-vous été moins généreux que votre sœur ? Si elle avait confiance, elle, en mes intentions, si elle pensait bien qu’il n’y avait là qu’un malentendu, pourquoi vous être, vous, si vite offensé ?

— Moi ? que je me sois offensé…

— Oui, j’en suis sûre, votre regard, quand vous êtes entré dans la loge n’était que trop explicite : vous étiez très fâché.

— Fâché ? je n’en avais pas le droit.

— Personne n’eût pensé que vous n’aviez pas ce droit, à voir l’expression de votre figure.

Il répondit en la priant de lui faire une place. Il resta là quelque temps, parla de la pièce, fut charmant avec Catherine, trop pour que Catherine pût être contente quand il prit congé. Avant de se quitter, ils décidèrent que la promenade projetée aurait lieu le plus tôt possible ; et, abstraction faite du regret que lui causa ce départ, elle fut une des plus heureuses créatures du monde.

Pendant qu’il parlait, elle avait remarqué avec quelque surprise que John Thorpe, qui n’était jamais à la même place dix minutes consécutives, s’entretenait avec le général Tilney, et elle ressentit quelque chose de plus que de la surprise quand elle crut, à leurs regards, remarquer qu’elle était l’objet de leur conversation. Que pouvaient-ils bien dire ? Elle craignait d’avoir déplu au général : plutôt que de retarder sa promenade de quelques instants, il avait empêché sa fille de la recevoir.

— Comment M. Thorpe connaît-il votre père ? demanda-t-elle, non sans un peu d’anxiété, en les désignant à son compagnon.

Il l’ignorait. Son père, comme tous les militaires, avait de très nombreuses relations.

La représentation finie, Thorpe s’offrit à accompagner les deux femmes. Catherine fut aussitôt l’objet de sa galanterie, et tandis qu’ils attendaient dans le vestibule, il prévint les questions imminentes de Catherine en lui disant, avec importance :

— M’avez-vous vu parler au général Tilney ? C’est un beau vieux bonhomme, sur mon âme ! solide, actif ! Il paraît aussi jeune que son fils. J’ai beaucoup de considération pour lui, je vous assure. Très gentleman, et le meilleur garçon de la terre.

— Mais comment le connaissez-vous ?

— Le connais ? Il y a peu de gens ici que je ne connaisse. Je l’ai