Page:La Revue blanche, t17, 1898.djvu/220

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tié de ce temps eût suffi au curricle, et si agiles étaient ses trotteurs que, si le général Tilney n’avait décidé que la chaise ouvrirait la marche, ils auraient pu la dépasser facilement ; mais le mérite du curricle, n’appartenait pas seulement aux chevaux : Henry conduisait si bien, avec tant de calme et si peu d’ostentation. (Quelle disparate avec cet autre conducteur de coches qui fouettait et sacrait sur les routes de Bath !) Son chapeau était si bien d’aplomb ; les collets innumérables de son manteau s’étoffaient si galamment ! Après le bonheur de danser avec Henry Tilney, il n’était évidemment bonheur que d’être ainsi conduite par lui. Il la remerciait au nom de sa sœur, qui, disait-il, n’était pas dans une situation à envier : elle n’avait pas de compagnes et, en l’absence, fréquente, de son père, était souvent bien seule.

— Mais, objectait Catherine, ne restez-vous pas auprès d’elle ?

— Northanger n’est qu’à demi ma demeure. Je suis installé à Woodston, qui est à vingt milles de la maison de mon père. J’y passe forcément une partie de l’année.

— Comme cela doit vous être pénible !

— Il m’est toujours pénible d’être loin d’Éléonore.

— Oui ; mais, outre votre affection pour elle, vous devez tant aimer l’abbaye. Habitué à une telle demeure, vous trouvez sans doute bien déplaisant un presbytère pareil à tous les autres.

Il sourit.

— Vous vous êtes fait une image très séduisante de l’abbaye.

— Certes. N’est-ce pas là un de ces vieux monuments si beaux que décrivent les livres ?

— Êtes-vous prête à affronter les horreurs qu’enclot un monument pareil à ceux « que décrivent les livres » ? Avez-vous le cœur ferme ? les nerfs assez bien trempés pour voir sans épouvante glisser un panneau ou onduler une tapisserie ?

— Oh, oui ! Je ne m’effrayerai pas facilement, me semble-t-il ; il y aura tant de monde ! Puis l’abbaye n’est jamais restée inhabitée. Ce n’est pas une de ces demeures longtemps laissées à l’abandon et où s’installent, un beau jour, les descendants des hôtes de jadis.

— Bien entendu, et nous n’aurons pas à nous avancer, à pas hasardeux, sous de ténébreuses voûtes éclairées par les rayons avares d’un feu qui expire ; nous n’étendrons pas nos couches dans une salle sans fenêtres, sans portes, sans meubles. Mais vous devez savoir que, quand une jeune personne est introduite dans une demeure de ce genre, elle est toujours logée à part. Pendant que ses hôtes se replient en silence vers l’aile qu’ils habitent, Dorothée, l’antique femme de charge, la conduit cérémonieusement, par un autre escalier et de sombres couloirs, à un appartement déshabité depuis qu’y mourut, vingt ans passés, un vague parent. Ne craindrez-vous pas pour votre raison, quand vous vous trouverez dans cette chambre trop spacieuse, qu’éclaire un lumignon dont les lueurs misérables meurent sur une haute lisse à personnages, et où un lit drapé de lourd velours pourpre ou vert sombre s’allonge funèbre ? Votre cœur ne faillira-t-il pas ?