Page:La Revue blanche, t17, 1898.djvu/535

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Dans ces fluctuations, les heures passaient. Abîmée, elle n’avait plus regardé autour d’elle, depuis qu’on s’éloignait de Woodston ; elle n’était donc plus tentée de vérifier à tout moment si l’on approchait de Fullerton, et aux relais, quoique le paysage fût pour elle nul, elle ne songeait pas à s’ennuyer. Aussi bien, n’avait-elle pas hâte d’être au bout du voyage. Rentrer à Fullerton dans de telles conditions lui gâtait le plaisir de revoir, et après une absence de onze semaines, les êtres qui lui étaient le plus chers. Qu’aurait-elle à dire qui ne fût pour l’humilier ou pour les attrister ? À confesser sa peine, elle l’accroîtrait. Sa famille n’allait-elle pas envelopper dans une aveugle réprobation des innocents et le coupable ? Elle ne saurait dire comme elle les sentait les mérites de Henry et d’Éléonore, et si, à cause de leur père, on se faisait d’eux une opinion défavorable, cela l’atteindrait au cœur.

Sous l’empire de ces sentiments, elle appréhendait plus qu’elle ne souhaitait d’apercevoir tel clocher bien connu qui l’avertirait que la maison n’était plus qu’à vingt milles à peine. En quittant Northanger, elle savait qu’elle se dirigeait vers Salisbury. Mais, dès le premier relais, ce furent les maîtres de poste qui lui apprirent les noms des localités par où elle devait passer : telle était son ignorance. Rien de fâcheux cependant ne survint. Sa jeunesse, ses façons, ses libéralités lui valurent les respectueuses prévenances qui étaient bien dues à une voyageuse comme elle. Sa voiture ne s’arrêtait que le temps de changer de chevaux, et Catherine fit un voyage d’au moins onze heures sans la moindre alerte. Entre six et sept heures du soir, elle arrivait à Fullerton.

Une héroïne qui, sa carrière finie, rentre au bourg natal, dans le triomphe d’une réputation recouvrée et dans sa gloire de comtesse, parmi le long cortège d’une parenté fastique étalée en des phaétons, voilà un événement auquel la plume peut se complaire. Cela permet tous les développements, et l’auteur participe de l’éclat que l’héroïne irradie. Mon rôle est plus humble : je ramène la mienne seule et en disgrâce, et nul détail merveilleux ne donnerait ici pâture à mon orgueil. Comment hausser au pathos le retour d’une héroïne en chaise de louage ? Le postillon passera donc rapidement parmi les groupes de curieux qui goûtent dans la rue le loisir dominical, et Catherine mettra sans solennité pied à terre.

Mais, si douloureux que fût son état d’esprit, le retour de Catherine préparait à ceux vers qui elle allait une grande joie. Le spectacle d’une voiture de voyage est rare à Fullerton : toute la famille s’était mise à la fenêtre. Que cette voiture s’arrêtât devant la maison, c’était un événement à faire briller tous les yeux et à occuper toutes les pensées, un événement absolument imprévu, sauf pour les deux plus jeunes enfants, un gamin et une fillette de six et de quatre ans, qui étaient toujours prêts à voir descendre de tous les équipages un frère ou une sœur. Combien heureux le regard qui, le premier, aperçut Catherine, heureuse la voix qui proclama la découverte ! Mais jamais on ne put