Page:La Revue blanche, t21, 1900.djvu/50

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questions de personnes, des rancunes d’amour-propre ont tout fait. Au Congrès de Paris sont venues expirer, mais après une dernière crise, les antipathies, les jalousies personnelles qui pendant quinze ans avaient affaibli le prolétariat français.

Je ne désire pas insister sur ce sujet. Mais encore faut-il expliquer des faits qui, après avoir trompé les journaux bourgeois, risqueraient de troubler encore les observateurs sincères. Au reste, y a-t-il la moindre indiscrétion à écrire qu’une inimitié notoire, vieille de bien des années, séparait M. Jules Guesde de M. Jean Allemane ? M. Guesde ou M. Vaillant avaient-ils eux-mêmes dissimulé, depuis quelques mois, vis-à-vis de M. Jaurès des sentiments de malveillance défiante, sentiments que je veux croire absorbés aujourd’hui dans l’enthousiasme commun de l’Unité réalisée ? Chose étrange, M. Guesde n’a jamais montré de rancune contre M. Millerand. On m’a rapporté ce propos significatif, tenu par lui dans une conversation privée : « Millerand est une victime. » Cela est étrange, mais cela s’explique cependant. M. Millerand est un excellent avocat, un orateur très distingué, et, paraît-il, un tacticien parlementaire incomparable. Ce n’est pourtant pas lui qui disputera à M. Guesde sa gloire d’apostolat moral, son rayonnement prophétique, son auréole d’apôtre évangélisant les foules. Ce n’est pas lui, non plus, qui a vu clair le premier dans l’affaire Dreyfus, qui, par le prestige du courage civique, par la force de la vérité, a imposé aux masses prolétariennes l’ascendant de sa supériorité morale. Dans l’affaire Dreyfus, M. Millerand a été, tout comme M. Guesde, « un calculateur ». Enfin, ce n’est pas M. Millerand, enclin, par éducation et par nature, aux transactions utiles, et que les conflits préalables auraient sans doute laissé en chemin, qui contestera à M. Guesde, dans la Cité socialiste enfin achevée, la gloire et la suprématie. M. Millerand, hier, aujourd’hui ou demain, aura déserté spontanément le socialisme révolutionnaire. Il fallait en expulser M. Jaurès.

C’est dans ce but qu’on a imaginé et répandu complaisamment cette distinction un peu hâtive entre socialistes révolutionnaires et réformistes. MM. Millerand, Jaurès, Viviani une fois rejetés dans le parti de la Réforme, on ne voit pas en effet qui aurait disputé à M. Guesde la première place. Je ne suis pas de ceux qui, a priori, redoutent une semblable division. Limitée à M. Millerand, et peut-être à M. Viviani, elle eût peut-être, dès à présent, été féconde et efficace. Tôt ou tard, il se formera, entre les partis bourgeois et le parti socialiste, un groupe intermédiaire, destiné à faciliter la propagande, à amortir les chocs, à pratiquer d’avance l’ensemble des progrès compatibles avec les formes actuelles de la propriété. Une telle action est indispensable pour que le passage de la propriété individuelle à la propriété collective soit tranquille, pacifique et durable. Ce n’est pas aux partis bourgeois qu’on peut s’en remettre pour jouer ce rôle nécessaire, mais à une sorte de dissidence socialiste. Il faudra