Page:La Revue blanche, t21, 1900.djvu/91

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Nous restâmes longtemps sans dire un mot. Lui faisait des manières de grand cocher, tenant les guides hautes et jouant du fouet avec des gestes arrondis. Non, ce qu’il était rigolo !… Moi, je prenais des attitudes dignes pour regarder le paysage, qui n’avait rien de particulier, des champs, des arbres, des maisons, comme partout. Il mit son cheval au pas, pour monter une côte, et tout à coup, avec un sourire moqueur, il me demanda :

— Avez-vous au moins, apporté une bonne provision de bottines ?

— Sans doute !… dis-je, étonnée de cette question qui ne rimait à rien, et plus encore du ton singulier sur lequel il me l’adressait… Pourquoi me demandez-vous ça ?… C’est un peu bête ce que vous me demandez-là, mon gros père, savez !…

Il me poussa du coude, légèrement, et, glissant sur moi un regard étrange dont je ne pus m’expliquer la double expression d’ironie aiguë et, ma foi, d’obscénité réjouie, il dit en ricanant :

— Avec ça ! Faites celle qui ne sait rien !… Farceuse, va !… sacrée farceuse !

Puis il claqua de la langue, et le cheval reprit son allure rapide.

J’étais intriguée. Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ? Peut-être rien du tout. Je pensai que le bonhomme était un peu nigaud, qu’il ne savait pas parler aux femmes, et qu’il n’avait pas trouvé autre chose pour amener une conversation que, d’ailleurs, je jugeai à propos de ne pas continuer.

La propriété de M. Rabour était assez belle et grande… une jolie maison, peinte en clair, entourée de vastes pelouses fleuries et d’un bois de pins qui embaumait la térébenthine. J’adore la campagne… mais, c’est drôle, elle me rend triste et elle m’endort. J’étais tout abrutie quand j’entrai dans le vestibule où m’attendait la gouvernante, celle-là même qui m’avait engagée au bureau de placement de Paris, Dieu sait après combien de question indiscrètes sur mes habitudes intimes, mes goûts, ce qui aurait dû me rendre méfiante… Mais on a beau en voir et en supporter de plus en plus fortes, chaque fois, ça ne vous instruit pas… La gouvernante ne m’avait pas plu au bureau ; ici, instantanément elle me dégoûta, et je lui trouvai l’air répugnant d’une vieille maquerelle. C’était une grosse femme, grosse, courte, courte et soufflée de graisse jaunâtre, avec des bandeaux plats grisonnants, une poitrine énorme et roulante, des mains molles, humides, transparentes comme de la gélatine. Ses yeux gris indiquaient la méchanceté, une méchanceté froide, réfléchie et vicieuse ; à la façon tranquille et cruelle, dont elle vous regardait, vous fouillait l’âme et la chair, elle vous faisait presque rougir.

Elle me conduisit dans un petit salon et me quitta aussitôt, disant qu’elle allait prévenir Monsieur, que Monsieur voulait me voir avant que je ne commence mon service.

— Car monsieur ne vous a pas vue, ajouta-t-elle. Je vous ai prise, c’est vrai. Mais enfin il faut que vous plaisiez à Monsieur !

J’inspectai la pièce. Elle était tenue avec une propreté et un ordre