Page:La Revue blanche, t21, 1900.djvu/93

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— Mais oui, Monsieur !…

— Bien… bien… Et en cuir jaune ?

— Je n’en ai pas, Monsieur !…

— Il faudra en avoir… je vous en donnerai…

— Merci, Monsieur !…

— Bien… bien… Tais-toi !…

J’avais peur, car il venait de passer dans ses yeux des lueurs troubles… des nuées rouges de spasme… Et des gouttes de sueur roulaient sur son front… Je crus qu’il allait défaillir. Un moment, je fus sur le point de crier, d’appeler au secours… mais la crise se calma, et, au bout de quelques minutes, il reprit d’une voix apaisée, tandis qu’un peu de salive moussait encore au coin de ses lèvres :

— Ça n’est rien… C’est fini !… Comprenez-moi, mon enfant… Je suis un peu maniaque… À mon âge, cela est permis, n’est-ce pas ? Ainsi, tenez, par exemple, je ne trouve pas convenable qu’une femme cire mes bottines ; à plus forte raison, les siennes… Je respecte beaucoup les femmes, Marie, et ne peux souffrir cela… C’est moi qui les cirerai vos bottines, vos petites bottines, vos chères petites bottines. C’est moi qui les entretiendrai !… Écoutez-moi bien… Chaque soir, avant de vous coucher, vous porterez vos bottines dans ma chambre. Vous les placerez, près du lit, sur une petite table, et, tous les matins, en venant ouvrir mes fenêtres… vous les reprendrez !…

Et, comme je manifestais un prodigieux étonnement, il ajouta :

— Voyons !… Ça n’est pas énorme, ce que je vous demande-là !… C’est une chose très naturelle, après tout… Et si vous êtes bien gentille…

Vivement, il tira de sa poche deux louis qu’il me remit :

— Si vous êtes bien gentille… bien obéissante… je vous donnerai souvent des petits cadeaux… La gouvernante vous paiera, tous les mois, vos gages… Mais, moi, Marie, entre nous, souvent je vous donnerai des petits cadeaux… Et qu’est-ce que je vous demande ?… Voyons, ça n’est pas extraordinaire, là… Est-ce donc si extraordinaire, mon Dieu ?

Monsieur s’emballait encore. À mesure qu’il parlait, ses paupières battaient, battaient comme des feuilles sous l’orage :

— Pourquoi ne dis-tu rien, Marie ?… Dis quelque chose… Pourquoi ne marches-tu pas ?… Marche un peu que je les voie remuer… que je les voie vivre… tes petites bottines !…

Il s’agenouilla, baisa mes bottines, les pétrit de ses doigts fébriles et caresseurs, les délaça… Et, en les baisant, les pétrissant, les caressant, il disait d’une voix suppliante, d’une voix d’enfant qui pleure :

— Oh !… Marie !… Marie !… Tes petites bottines !… Donne-les moi, tout de suite !… tout de suite !… Je les veux, tout de suite… Donne-les moi !…

J’étais sans force… La stupéfaction me paralysait… Je ne savais plus si je vivais réellement ou si je rêvais !… Des yeux de Monsieur, je ne voyais plus que deux globes blancs, striés de rouge… Et sa