Page:La Revue blanche, t22, 1900.djvu/55

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convenables ou plaisantes. Ici c’est une femme qui « sirote » de l’eau-de-vie, ailleurs un homme qui sourit, hausse les épaules, parle d’une voix exaltée sans que Tolstoï nous ait rien dit de tout cela. À quelqu’un qui lui paraît déplaisant, M. de Wyzewa prête « un type juif très marqué » sans y être autorisé par l’auteur. Il est étonnant que le traducteur ne se rende pas compte de l’importance que prennent quelquefois toutes ces retouches d’apparence inoffensives. Quand Nekhloudov eut annoncé à Maslova sa résolution de l’épouser, les yeux de la jeune femme, nous dit Tolstoï, « se fixèrent et regardèrent : mais ils ne regardaient pas Nekhloudov. » Suivant M. de Wyzewa, les yeux de Katioucha « se fixèrent avec sévérité » sur Nekhloudov. Le traducteur paraît surpris des résistances d’une servante aux fantaisies libertines de son maître. Sa psychologie pénétrante vient au secours du romancier ; elle découvre que Maslova « tenait à garder sa place ». Enfin, lorsqu’après avoir décidé de changer sa vie, le prince ouvre sur le jardin la fenêtre de sa chambre, il s’écrie simplement : « Qu’il fait bon ! qu’il fait bon ! », rien de plus. Il affirme ainsi la sérénité de son être. Sans doute, la calme beauté de la nuit le dispose à jeter ce cri de joie intime. Mais c’est comme à son insu que l’harmonie des choses parle à son âme préparée à l’entendre. Elle ne détourne pas son attention des pensées qui s’apaisent au profond de lui-même. Cela est admirablement marqué dans Tolstoï par l’absence même de tout commentaire. Cette simplicité égare le traducteur. Voici ce qu’il écrit : « Comme il fait beau, mon Dieu ! comme il fait beau, disait Nekhloudov. Mais c’était dans son âme surtout qu’il faisait beau. »

J’arrive enfin aux mutilations que l’ami et collaborateur de l’Écho de Paris a cru devoir faire subir au texte, par conviction personnelle, ou sur les instances de son directeur, pour adapter le roman de Tolstoï aux goûts des abonnés de la feuille nationaliste et cléricale. D’abord, c’est l’omission de certains détails dont la brutalité aurait choqué sans doute la délicatesse raffinée de gens du monde. Le marchand ne doit pas roter au tribunal, ni Nekhloudov se représenter des images obscènes quand il est en visite chez la princesse Kortchaguine ; la « distinguée » Missy ne doit pas faire de mauvais calembours sur l’amour-propre et l’amour sale et montrer par là ce qu’il peut rester d’impur alliage dans le cœur d’une fille noble ; les gardiens ne doivent pas fouiller Maslova par tout le corps, parce que cet attouchement a tout l’air d’un geste honteux ; l’amant de la femme rousse n’aura pas frotté de vitriol, pour le divertissement de ses compagnons, « la partie la plus sensible du corps de sa maîtresse ». Maslova ne dira pas à Nekhloudov qui l’entretient de son projet de l’épouser : « Allons donc ! retourne à tes princesses. Quant à moi, je suis une putain ; mon prix, c’est dix roubles ! » ; enfin une vieille comtesse ne rira pas aux éclats des anecdotes que lui conte une jeune visiteuse sur les amours contre-nature d’un grand personnage de Pétersbourg.