Page:La Revue blanche, t22, 1900.djvu/58

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dans le but d’assurer le succès de l’ouvrage que le traducteur a supprimé le chapitre XXIII de la deuxième partie qui aurait scandalisé les esprits bien pensants. Il y est dit en effet que la décadence de la religion chrétienne est un fait hors de doute pour tout homme de bon sens et que si de jeunes hommes, après avoir donné des preuves de leur liberté d’esprit, consentent à se soumettre à ces vaines pratiques, c’est qu’ils manquent de courage pour entrer en lutte avec le monde, et les raisons qu’ils donnent de leur conversion ne sont que purs sophismes pour excuser une adhésion intéressée.

On sait maintenant comment M. de Wyzewa et l’Écho de Paris ont rempli la mission quasiment officielle qu’ils avaient reçue de M. Tchertkov, de faire connaître au public français la nouvelle œuvre de Tolstoï. Je dénoncerai un troisième coupable. M. Perrin pouvait exiger que le manuscrit de M. de Wyzewa fût complété. Il ne l’a pas fait. Et voici qui est pire : sa seconde édition, dite : complète en un volume, présente des lacunes qui ne se trouvaient pas dans la version de l’Écho de Paris. Or il est difficile de trouver à ces nouvelles coupures une autre raison que le désir d’écarter des difficultés de mise en pages !

Ceux qui voudraient voir s’effacer de l’esprit de Tolstoï certains préjugés, qu’il partage avec beaucoup de ses compatriotes, sur le compte de notre pays, seront aussi attristés qu’indignés de ce manque de respect à la pensée d’un philosophe et d’un poète. Je ne crains pas d’être démenti en affirmant que le grand écrivain a souffert dans sa solitude de voir son œuvre livrée au vandalisme de quelques fanatiques. Il a fallu qu’un traducteur de profession reprit la tâche que M. de Wyzewa n’avait pas voulu mener à bonne fin. M. Halpérine-Kaminski s’est, depuis longtemps, acquis une célébrité auprès de Tolstoï lui-même par son extrême désinvolture à imprimer des contre-sens dans un français international. Après avoir lu sa nouvelle traduction de Résurrection, je me demande encore ce qu’on apprend le plus mal, à Varsovie, du russe ou du français.

Un dernier mot. L’Angleterre et l’Allemagne ont à l’heure qu’il est des transcriptions fidèles et littéraires du dernier roman de Tolstoï. En France on a lu M. de Wyzewa, on ne lira sans doute pas M. Halpérine-Kaminski, et l’on continuera de disserter sur Tolstoï ni plus ni moins qu’à Londres et à Berlin. J’aurais peine à clore cet article sur cette triste comparaison, si d’aucuns n’y pouvaient trouver matière à de salutaires réflexions.


Adrien Souberbielle