Page:La Revue blanche, t23, 1900.djvu/126

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frappée que nous par l’apothéose de la force et la religion du Surhomme. Avec clairvoyance, elle demande à Nietzsche ce qu’elle ne possède pas encore : le sentiment de la forme et du style en toutes choses. Elle tend à la production d’une culture originale. Souhaitons qu’elle y parvienne ; notre culture à nous ne pourra qu’y gagner.

L’Angleterre se passe de Nietzsche, ayant Kipling. Nulle part l’individualisme n’a moins besoin d’être renforcé : et si la morale des maîtres agissait sur l’esprit anglais, ce serait pour exalter encore l’orgueil de race et l’instinct de domination. L’Anglais seul peut dépasser l’Homme, et M. Vacher de Lapouge prouve à merveille que le surhomme doit être Anglais. Il serait Italien si nous en croyions M. d’Annunzio : mais comment s’acheminerait-il à la perfection, celui qui déjà pense l’avoir réalisée ? — En France, la politique absorbe à ce point les pensées, qu’on n’a point manqué de puiser dans Nietzsche l’apologie d’un régime, un rajeunissement de l’idée monarchique. Certain bulletin de l’Action française offre un troublant mélange de vérités et d’erreurs. Sans doute Nietzsche est aristocrate : mais il se défend d’être réactionnaire. Il ne juge pas le progrès nécessaire, mais il le conçoit possible, à présent que l’homme est devenu conscient[1]. Il ne le fait pas consister dans le maintien des traditions nationales, ni dans la reprise de la grande politique, mais plutôt dans l’établissement d’une seule culture européenne, où les Juifs mêmes auront leur part. Il ne conseille pas d’arrêter la démocratisation de l’Europe, il en hâterait plutôt le mouvement, car elle est « une involontaire préparation à créer des tyrans »[2]. Du reste, en ce calcul du futur, il faut moins tenir compte de l’orthodoxie nietzschéenne que des forces en présence. Contre la morale des maîtres, s’élève un adversaire plus redoutable que l’instinct de justice, que l’instinct de pitié : j’entends, la forme sociale de la pensée. Ne concevant l’individu que dans l’ensemble, elle nie l’élite comme caste, ne l’admet que comme fonction. Scientifique ou non, cette idée transforme toutes les idées, pénètre dans tous les cerveaux. Ce n’est pas en des hommes différents, c’est en tout homme qu’elle lutte contre l’idée d’autorité. Elle conduit à demander : Quels sont les maîtres dignes de régner ? Suis-je un maître ? Y a-t-il des maîtres ? Imagine-t-on sans rire le monde mené par une oligarchie d’artistes — ou de soldats — ou de savants ?

Heureusement, l’influence de Nietzsche nous promet un profit plus sérieux : D’abord, le terrain moral est profondément labouré ; nous y voyons plus avant ; une nouvelle distribution des choses s’offre au poète, au critique, au moraliste. — Ensuite, la notion de valeurs gratuites, la justification de toutes les valeurs ouvre au philosophe des avenues sans fin. Mais surtout Nietzsche est capable, comme il l’espérait, de concourir à la formation du génie. Il peut apprendre

  1. Humain trop humain, aph. 24.
  2. Par delà le Bien et le Mal, aph. 242 et 243.