Page:La Revue blanche, t23, 1900.djvu/380

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humaine, qui rappelle à l’homme sa place véritable dans la création, qui inscrit dans son cœur le sens de sa vie. Je vous ai dit d’autre part que pour tous les hommes qui sont destinés à un effort personnel de création, qui sont nés pour laisser après eux une œuvre concrète, tangible — particulièrement une œuvre d’art — l’ivresse de savoir, la curiosité fiévreuse de comprendre sont une tentation funeste qu’il faut repousser. Tout cela s’ajuste et se lie avec un certain nombre d’idées encore imparfaites dans mon esprit, qui ne vous apparaîtront peut-être que comme de vagues pressentiments, mais que je veux néanmoins vous confier.

La contemplation de l’univers dans son essence, la perception du lien qui unit notre vie à la sienne — et cela jusqu’à sentir battre notre cœur dans chacune de ses pulsations créatrices, — sont les pensées les plus élevées que puisse nourrir notre raison. Pourtant les voilà aujourd’hui étrangères, presque hostiles aux fins de l’art ; les voilà interdites au savant par les conditions présentes de la science. J’en tire cette conclusion, que le rôle de l’art et de la science dans la pensée, dans la vie humaine n’est déjà plus et ne doit plus être le même, et que leur règne est à son déclin…

Je ne pus ici retenir un geste et une exclamation de surprise et je considérai Goethe avec toutes les marques d’une profonde stupéfaction.

— Voilà un langage qui vous étonne, n’est-il pas vrai, et particulièrement dans ma bouche. Mais réfléchissez. Nous ne voulons, ni vous ni moi, être dupes des mots. Sans doute l’émotion du beau ne se flétrira jamais sur cette terre. Mais ce n’est pas seulement pour les émotions qu’il nous procurait que nous avons cultivé et adoré l’art. C’est que nous sentions que le progrès de l’art était le progrès de la civilisation elle-même : c’est par là que nous tâtions le pouls de l’humanité. L’effort des artistes vers le beau et vers l’utile, la diffusion élargie de leur œuvre, l’efficacité de leur pensée étaient pour nous la plus juste mesure de l’activité humaine. — Mais qui vous dit qu’il doive en être ainsi désormais ; qui vous dit que les états futurs de la civilisation ne se manifesteront pas par d’autres signes ? De ce côté le meilleur est fait, et par ailleurs il reste encore tout à faire. C’est pourquoi la sève de l’humanité se retire peu à peu de l’art.

— Et pour la Science, dis-je, tiendrez-vous le même langage ?

— Oui, dit Goethe gravement. Je me persuade tous les jours que le rôle fécond de la science touche à son terme.

Ce rôle était d’asservir l’univers à l’homme. Et je crois que le moment approche où elle aura épuisé sa tâche, dans la mesure où l’a permis le Créateur. De quoi s’agira-t-il alors ; à quoi devra s’appliquer l’activité humaine ? à répartir équitablement entre les hommes les richesses accumulées par la science, la puissance conquise sur la nature. Et à cela, la science elle-même ne peut rien. Ce jour-là, elle ne sera plus la vie féconde de la raison ; elle ne lui