Page:La Revue blanche, t23, 1900.djvu/381

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servira plus que de jeu ou d’exercice… Tenez, avez-vous entendu ce que me disait l’autre jour Meyer ? Selon lui, depuis dix ans, les mathématiques n’ont fait que des progrès purement fictifs… Les mathématiciens ont passé leur temps à résoudre des difficultés qu’ils se posaient à eux-mêmes, et dont la solution n’était susceptible d’aucune application pratique. Eh bien ! ce n’est là qu’un jeu d’esprit, et non plus cette Science sainte dont nous nous étions fait une religion… En vérité, il faudra que nos enfants se créent une religion nouvelle…

Mais, en cet instant, le domestique qui nous cherchait à travers le jardin, nous avertit que le diner était servi et que les enfants de Goethe nous attendaient pour s’asseoir à table.


Précisément Meyer est venu après le dîner et Goethe m’a chargé de lui résumer notre conversation de la soirée. Il m’a écouté avec une attention extrême, a réfléchi quelques instants, puis il a dit :

— Mettons-nous bien d’accord. Voici les conclusions auxquelles il me semble que vous étiez parvenus : 1o La certitude que l’Univers est une unité vivante, et que l’homme est une part vivante de cette unité, doit pénétrer le cœur et la raison de tout homme supérieur ; 2o Il ne faut point que ce soit là une idée vague, purement sentimentale, mais une notion claire, nourrie par la culture et l’expérience scientifique ; 3o Aujourd’hui, et en raison de la division du travail scientifique, le savant spécialiste ne peut acquérir cette notion, puisque, au lieu de dominer l’horizon du haut d’un observatoire, il est enfermé dans les bornes du petit domaine qu’il bêchera jusqu’à sa mort ; 4o De même, en raison de la multiplicité des résultats auxquels cette division du travail a conduit, la curiosité, même superficielle, de ces résultats est interdite à l’artiste… Est-ce cela ? Si j’ai bien compris, nous sommes d’accord jusqu’à présent, car j’admets pleinement chacun de ces principes.

— Eh bien ! dit Goethe, j’en suis ravi.

— Oui, répondit Meyer, mais ce qu’il ne faut pas oublier, c’est qu’il a existé, qu’il existe encore des hommes qui sans se vouer à une œuvre personnelle, sans s’attacher proprement à aucune recherche, se sont précisément donné pour tâche de pénétrer chaque science spéciale jusqu’au point où ses résultats peuvent servir à la connaissance générale de l’Univers. Ils sont une encyclopédie vivante, mais une encyclopédie raisonnée, unifiée — filtrée, si je puis dire — disposée harmonieusement en un seul entendement. De tels hommes sont vraiment le microcosme. Ils représentent la conscience réfléchie de l’Univers en un moment déterminé de son existence. Nous avons connu l’un et l’autre des hommes de cette sorte. Et il me semble que Herder, par exemple, en était le type achevé.

— Parfait, parfait, dit Goethe en battant des mains. Vous n’imaginez pas, mon cher Meyer, à quel point vos paroles me plaisent. Vous