Page:La Revue blanche, t23, 1900.djvu/582

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Je me rappellerai toujours une espèce de château non loin de ma ville, et que nous allions voir souvent — C’était une de ces vieilles femmes du siècle dernier qui l’habitait. Tout chez elle avait conservé le souvenir pastoral ; — je vois encore les portraits poudrés, les habits bleu ciel des hommes et les roses et les œillets jetés sur les lambris avec des bergères et des troupeaux. — Tout avait un aspect vieux et sombre, les meubles, presque tous de soie brodée, étaient spacieux et doux ; — la maison était vieille ; d’anciens fossés, alors plantés de pommiers, l’entouraient, et les pierres qui se détachaient de temps en temps des créneaux allaient rouler jusqu’au fond.

Non loin était le parc, planté de grands arbres, avec des allées sombres, des bancs de pierre couverts de mousse, à demi brisés, entre les branchages et les ronces. — Une chèvre paissait et, quand on ouvrait la grille de fer, elle se sauvait dans le feuillage.

Dans les beaux jours, il y avait des rayons de soleil qui passaient entre les branches et doraient la mousse çà et là.

C’était triste, le vent s’engouffrait dans ces larges cheminées de briques et me faisait peur, — quand, le soir surtout, les hiboux poussaient leurs cris dans les vastes greniers.

Nous prolongions souvent nos visites assez tard le soir, réunis autour de la vieille maîtresse dans une grande salle couverte de dalles blanches, devant une vaste cheminée en marbre. Je vois encore sa tabatière d’or pleine du meilleur tabac d’Espagne, son carlin aux longs poils blancs, et son petit pied mignon enveloppé dans un joli soulier à haut talon orné d’une rose noire.

Qu’il y a longtemps de tout cela ! La maîtresse est morte, ses carlins aussi, sa tabatière est dans la poche du notaire ; — le château sert de fabrique, et le pauvre soulier a été jeté à la rivière…

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APRÈS TROIS SEMAINES D’ARRÊT :

…Je suis si lassé que j’ai un profond dégoût à continuer, ayant relu ce qui précède.

Les œuvres d’un homme ennuyé peuvent-elles amuser le public ?

Je vais cependant m’efforcer de divertir davantage l’un et l’autre.

Ici commencent vraiment les mémoires…


Gustave Flaubert


(À suivre.)