Page:La Revue blanche, t24, 1901.djvu/15

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moment, échappé de Pékin, pour semer la panique jusqu’à Kyachta. Peu avant son départ, il passait devant un temple ; une troupe de rebelles pousse des cris de mort, sans pourtant l’attaquer ; il s’en va sans broncher, après avoir vu parmi les insulteurs un homme qui ne lui était pas inconnu. Le rencontrant le lendemain, il lui dit : « Comment peux-tu faire cause commune avec ces meurtriers, ennemis du Christ, toi, qui es chrétien, toi, que j’ai sauvé trois fois de la faillite et, par mon témoignage, une fois de la torture. Est-ce là ta foi et ta gratitude ? » Et le Chinois de répondre : « Vieux père, tu as raison, dix mille fois raison ; mais que veux-tu que j’y fasse ? Bientôt, quand les étrangers ne seront plus chez nous, à quoi la foi chrétienne me servira-t-elle ? Je ne puis agir autrement, c’est plus fort que moi… »

On voit par là que pour un Chinois, la différence entre un missionnaire européen et un marchand de même nation ne saurait être bien grande. Ce fait, aussi fâcheux pour l’influence du christianisme que pour celle de l’Europe, montre, d’autre part, à quel point les phénomènes religieux dépendent, en Chine, des phénomènes sociaux.

L’histoire politique de la Chine ne fournit pas des données plus sûres. Car elle diffère de ce qu’ailleurs on appelle histoire politique à un degré tel, qu’on est tenté de conclure qu’elle n’existe pas. Au cours de quatre mille ans, elle offre si peu d’événements propres à caractériser l’âme de la nation, que les Européens, accoutumés à juger de la vitalité et de la grandeur des peuples d’après le déploiement de leur soi-disant « puissance » politique, croient que la Chine a été de tout temps une nation morte. L’histoire de la formation des divers États chinois qui ont existé n’a eu jusqu’à présent d’intérêt que pour les nations étrangères en contact avec la nation chinoise. L’histoire intérieure de la Chine n’est qu’une suite de rivalités dynastiques et de soulèvements économiques : les premières n’ont pas grand-chose à voir avec la psychologie du peuple ; les seconds ne se rapportent guère à l’histoire de l’État comme tel. En Chine, et pour les Chinois, la configuration de l’État a toujours été chose secondaire. En principe, les États chinois, puis le grand Empire chinois, n’ont été qu’une colossale extension de la famille, c’est-à-dire une organisation essentiellement sociale. Dès que l’État a dû se transformer pratiquement en quelque chose d’autre qu’une vaste famille, il n’a plus été compris par la nation ; elle l’a supporté avec indifférence, sans jamais s’y intéresser. Ainsi, la gestion politique de la Chine n’a rien de commun avec la vie de la nation chinoise. Cette vérité, méconnue par l’Europe, qui croit à cette heure tenir la nation chinoise parce qu’elle tient le siège du gouvernement, serait la seule conclusion utile à tirer de l’histoire de l’État chinois. Elle est importante au point de vue psychologique ; elle établit d’abord que la nation n’est pas l’État ; ensuite, que la force nationale ne réside point dans la puissance de l’État, mais dans la stabilité de la civilisation, laquelle comporte deux conditions : unité linguistique, solidité inaltérable du principe social.