Page:La Revue blanche, t24, 1901.djvu/21

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d’unités plus élémentaires, dont chacune contribue à l’effet total. Voilà donc une combinaison qu’on est tenté d’appeler une phrase, puisqu’en toute langue européenne elle se laisse aisément analyser ainsi : « coller, en produisant à l’endroit présent, en présentant aux cent familles pour qu’elles regardent ». Et pourtant ce n’est pas un système librement coordonné, mais un système stable, un mot. Nous avons vu plus haut que la possibilité de combinaisons psychiques est restreinte. Par suite, tout changement qu’on introduirait dans la juxtaposition des syllabes serait extrêmement dangereux pour le sens total de la combinaison : Songez, en effet, qu’outre les sens ci-dessus énoncés, « thié » signifie encore « carte » et d’autres choses ; « ké », un hôte ; « pé », blanc ; « hsing », saint, etc. Mais dans toute combinaison, chacune de ces syllabes s’immobilise dans une signification déterminée, et déterminée justement par la série des autres syllabes. On sent dès lors quel système extraordinairement délicat doit être chaque expression chinoise — si délicat, en effet, que la nécessité primordiale du langage, le besoin de comprendre et d’être compris, a dû pousser à préserver chaque système, en le momifiant, pour ainsi dire, dans les bandelettes de la convention. Cette convention est toute puissante ; elle est, surtout, rigoureuse à un point dont les langues européennes n’offrent pas d’exemple. Et le caractère principal de l’âme chinoise est désormais acquis.

Quand il doit prononcer les sons corrélatifs d’une idée, le Chinois ne peut pas, comme nous, former ce corrélatif par la combinaison grammaticale de mots existants, — chaque mot gardant son sens fixe, et la combinaison dépendant de l’individu qui parle. Il pourrait le former, en théorie, par la combinaison psychologique d’idées pour lesquelles des sons corrélatifs existent déjà. Mais alors, chacun des sons modifie son sens sous l’influence du sens des autres sons. Et la forme du mot-phrase total ne dépend point de l’individu ; elle est imposée par l’absolue nécessité de combiner les différents signes, de façon que tout autre Chinois soit capable de refaire cette combinaison, — c’est-à-dire de comprendre. Pour former une phrase en chinois, il faut donc un esprit qui procède, dans ses combinaisons, exactement comme l’esprit des autres Chinois… il faut l’esprit chinois. Mais plutôt, il faut employer, dans la plupart des cas, des mots faits d’avance contenant autant de syllabes que leur sens contient d’éléments psychiques. Ces systèmes, délicats par leur nature psychologique, mais que l’inexorable usage a rendus plus fixes, plus inflexibles, plus résistants que les mots simples européens, — épargnent à ceux qui les emploient le travail énorme de former de toutes pièces des combinaisons complexes à chaque fois qu’ils ouvrent la bouche. En pratique, ce fait se traduit par la façon dont l’étranger est forcé d’apprendre le chinois : même s’il connaît le sens de beaucoup de syllabes, même s’il sait plus ou moins selon quel principe les syllabes se combinent, il ne saurait former des phrases sans courir le risque de n’être point compris. Il doit absolument apprendre par cœur, comme des mots stéréotypiques, comme d’invariables clichés, les