Page:La Revue blanche, t24, 1901.djvu/537

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ouverts, comme s’il eut été chez lui, et l’on pouvait ainsi apercevoir l’insolente chaîne de montre, large de deux doigts, qui s’étalait sur son ventre. Ce bijou, qui valait, à n’en pas douter, son pesant d’or, me parut déplacé en pareil lieu et sur un personnage aussi totalement dépourvu d’élégance. J’ai gardé de mon éducation première un très exact sentiment des bienséances. L’attitude générale de cet homme me déplut autant que sa chaîne m’était sympathique. Je me contentai cependant, m’étant approché de lui, de lui demander l’heure. Vous remarquerez, monsieur le commissaire de police, qu’il n’y avait dans cette question nulle intention provocatrice : on peut demander l’heure à un croquant qui paraît si fier de posséder un chronomètre. Eh bien, savez-vous ce que fait ce lourdaud ? Il recule précipitamment d’un pas et, d’une voix altérée par l’émotion, bégaye : « Ma montre est arrêtée. — Voulez-vous me permettre de la remonter ? » lui dis-je. Notez ma politesse. « Elle est cassée, répond-il en tremblant ; retirez-vous. » En même temps il lève sa canne ; j’affecte de ne point voir ce geste de menace et je reprends très calme : « Alors, je vais la réparer ; j’ai toujours mes outils sur moi. » Et je tire mon couteau. Trouverait-on beaucoup d’horlogers qui consentissent à arranger une montre à une heure aussi avancée de la nuit ? Ma complaisance est mal interprétée. L’autre n’a pas plutôt vu l’instrument de travail entre mes mains qu’il abaisse sa canne. J’esquive le coup et en un clin d’œil désarme mon agresseur, qui, rassemblant ses dernières forces, crie éperdument : « Au secours ! Au voleur ! » C’était abuser de ma mansuétude : allait-il maintenant ameuter le quartier et troubler de ses sottes clameurs le sommeil de ses paisibles habitants ? Je me précipite sur lui, je lui arrache sa montre. Ce fut sans doute pendant cette courte lutte qu’il s’enfonça maladroitement mon couteau dans la poitrine. Je le lui laissai. En revanche j’emportai la montre. Mais dans mon émoi j’allai me jeter sur un cordon d’agents qui épuraient l’avenue. Ils m’arrêtèrent. On découvrit ensuite mon interlocuteur étendu sur le trottoir. Cela n’arrangea pas mes affaires.

Vous voyez en somme, monsieur le commissaire de police, qu’il n’y a dans cette aventure qu’un regrettable malentendu. Je vous ai fourni en toute franchise les renseignements que vous désiriez obtenir. Je suis convaincu qu’en galant homme vous me ferez traiter avec tous les égards dus à l’infortune. Je ne vous demande qu’une grâce. On m’a repris la montre. Qu’on me rende au moins mon couteau. J’y tiens beaucoup. C’est un souvenir de famille.

G. Timmory