Page:La Revue blanche, t25, 1901.djvu/287

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la maison du préfet, et entra sans se faire annoncer[1]. Les soldats se répandirent, par groupes, dans les rues et pénétrèrent dans les maisons qui leur semblaient riches. Qui voulait s’y opposer était tué à coups de revolver ou à coups de sabre. Nulle part ils ne respectaient le seuil de l’habitation intérieure. Tous les domestiques, employés et autres qui le pouvaient, fuyaient. Souvent on leur criait quelque chose, et, quand ils ne revenaient pas, on tirait sur eux.

Notre quartier fut le dernier envahi, mais on ne pouvait quitter la ville sans tomber dans leurs mains.

Le commandant avait demandé au préfet vingt mille onces d’argent[2]. La caisse était vide. Alors on le menaça, lui, ainsi que tous les gens riches, de mort et d’un pillage complet. Le préfet envoya chercher de l’argent chez tous les négociants ; mortellement effrayé, tout le monde en donna. J’ai donné deux cent cinquante onces des trois cent cinquante que j’avais en caisse. Bientôt le préfet en avait reçu plus de vingt mille ; mais le commandant des barbares empocha le tout. Nous étions plus tranquilles ; nous nous croyions libérés par le don d’argent. Erreur fatale !

C’est que les milliers de soldats n’avaient pas encore leur part. Ils trouvèrent des magasins d’eau-de-vie qu’ils pillèrent. Beaucoup d’entre eux furent complètement ivres. On pénétra dans toutes les maisons. Il fallait indiquer où se trouvaient des marchandises ou objets précieux, ou bien on vous maltraitait d’une façon horrible. Un grand nombre de gens qui s’opposaient au pillage furent tués dans leur propre maison. Tous les objets de valeur furent portés dans la rue. On garrottait les hommes.

Le mari de votre fille, sœur de ma femme, voulut défendre à ces démons l’entrée de l’appartement intérieur : on le battit avec des fusils et on l’attacha à un poteau. Quatre de ces chiens

  1. La politesse, la civilisation extérieure, est développée chez les Chinois au plus haut degré. Même le marchand ambulant, qui désire offrir sa marchandise dans une maison, envoie sa carte, et rend une visite, apparemment amicale, à la fin de laquelle seulement on cause affaires.
  2. 90 000 francs. Une once équivaut à peu prés à trente-cinq grammes ; le Chinois l’appelle un liang, l’Européen en Chine un taël. Il n’existe pas, c’est-à-dire il n’existe plus d’étalon monétaire en Chine ; l’argent monnayé et garanti par l’État est inconnu ; le métal précieux reste toujours une simple marchandise qui se vend au poids. L’argent est remplacé par le crédit, rêve dont on verra la réalisation, dans quelques siècles peut-être, même en Europe. Le véritable étalon monétaire est donc simplement le travail. De là sans doute la possibilité de l’ « engagement verbal » mentionné plus haut : celui qui ne le tient pas perd du coup le crédit, et sans crédit il est perdu.