Page:La Revue blanche, t25, 1901.djvu/581

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la conception musicale allemande et la conception italienne. Son caractère extérieur lui vint de l’usage auquel elle était destinée. Avec la Sonate le musicien se présentait au public qu’il devait, comme pianiste, récréer par sa virtuosité et en même temps intéresser agréablement comme compositeur. Ce n’était plus Sébastien Bach rassemblant sa paroisse à l’église devant l’orgue ou jetant un défi aux connaisseurs et confrères. Un fossé profond séparait des professionnels de la Sonate le maître merveilleux de la fugue. L’art de la fugue fut travaillé par ceux-là comme un moyen de fortifier l’étude de la musique, mais ne fut appliqué à la Sonate que comme un simple artifice : les rudes conséquences du contre-point durent céder le pas à la douceur d’une stable eurythmie ; en prendre le Schéma achevé, le remplir dans le sens de l’euphonie italienne, tel paraissait être alors l’unique objectif de la musique. Dans la musique instrumentale de Haydn, nous croyons voir le démon enchaîné de la musique jouer devant nous avec la puérilité sénile d’un vieillard de naissance. Ce n’est pas à tort que l’on considère les premiers travaux de Beethoven comme ayant subi l’influence particulière de Haydn ; même à un point plus avancé de son développement, on croit pouvoir lui attribuer avec Haydn une parenté plus proche qu’avec Mozart. Sur la nature particulière de cette parenté, un trait caractéristique dans l’attitude de Beethoven à l’égard d’Haydn nous renseigne. Beethoven ne voulait à aucun prix se reconnaître disciple d’Haydn qu’on lui attribuait comme maître, et se permit même, dans la fougue de sa jeunesse, des expressions blessantes à son sujet. Il semble qu’il se sentît par rapport à lui comme l’homme fait en face du vieillard en enfance. Bien au-dessus d’un accord de forme avec son maître, le démon indomptable de sa musique intérieure, enchaîné dans cette forme, le poussait à une manifestation de sa force qui, comme toutes les énergies contenues du formidable musicien, ne pouvait s’exprimer qu’avec une inconcevable âpreté. On raconte qu’à sa première rencontre avec Mozart quand il était jeune homme, ayant été prié par le maître de jouer une sonate, il se leva avec humeur après l’avoir jouée et demanda à improviser librement afin de se faire mieux connaître. Il fit par son improvisation une telle impression sur Mozart que celui-ci dit à ses amis : « De celui-là le monde aura quelque chose à entendre. » Mozart se serait exprimé ainsi en un temps où lui-même avec un sentiment très net de sa personnalité parvenait à l’épanouissement de son génie intérieur, qui jusque-là avait été empêché, par des obstacles inouïs, de se développer suivant ses véritables instincts, étant asservi à une misérable et pénible carrière de musicien. Nous savons qu’il vit venir la mort avec l’amère conscience qu’il serait arrivé à montrer au monde ce dont il était capable.

Par contre, nous voyons le jeune Beethoven s’avancer contre le monde avec ce tempérament altier qui toute sa vie le maintint à son égard dans une indépendance presque sauvage. La conscience qu’il avait de lui-même, soutenue par une âme fière, le sauvegarda en tout temps des