Page:La Revue blanche, t25, 1901.djvu/584

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toujours plus nettement, le génie de la musique pénétrer la forme musicale. L’œuvre de ses précurseurs fait penser à un écran peint vu à la lumière du jour, pseudo œuvre d’art sans comparaison possible avec l’œuvre d’un vrai peintre, œuvre dun art absolument inférieur, par conséquent méprisée par les purs connaisseurs : ces frivolités étaient écrites pour l’ornement des fêtes, des tables royales, etpour l’amusement de la haute société, et le virtuose plaçait son adresse devant son œuvre et non derrière, comme la lumière pour l’écran. Mais maintenant Beethoven plonge cette image dans le silence de la nuit, entre le monde des apparences et l’intériorité profonde de l’essence de toute chose, et il amène la lumière du Voyant derrière l’image : celle-ci s’anime merveilleusement et nous vovons devant nous un monde nouveau dont même le plus grand chef-d’œuvre de Raphaël ne peut nous donner le pressentiment.

Ici la puissance du musicien ne se conçoit que comme un charme magique. Car c’est véritablement dans un état d’enchantement que nous plonge l’audition d’une œuvre pure de Beethoven. Alors que, de sang froid, nous ne voyons que les moyens techniques employés pour l’exposition de la forme, nous éprouvons maintenant une animation spirituelle, une activité tantôt légère tantôt effrayante, une vibration fébrile, une joie, une aspiration, une inquiétude, une douleur, un ravissement qui ne paraissent venir que du plus profond de notre être. Car, dans la physionomie musicale de Beethoven, c’est un point très important pour l’histoire de l’art, que tout accident technique par lequel l’artiste, pour se rendre intelligible, se place en un rapport conventionnel avec le monde extérieur, acquiert la plus haute signification comme épanchement immédiat de son émotion intérieure. Comme je l’ai déjà dit d’autre part, il n’y a plus de garniture, il n’y a plus de cadre à la mélodie, mais tout devient mélodie, toute voix de l’accompagnement, toute note rythmique et même les pauses.

Comme il est tout à fait impossible de discuter la substance de la musique de Beethoven sans prendre aussitôt le ton de l’extase, et que nous avons déjà tenté, guidés par le philosophe de pénétrer plus profondément la nature même de la musique en général (par où il fallait comprendre celle de Beethoven en particulier), nous nous tournerons toujours pour nous abstenir d’une lâche impossible, vers la personnalité de Beethoven, comme étant le foyer du monde lumineux qui part de lui.

Richard Wagner
(A suivre.)
Traduit par Henri Lasvignes.