Page:La Revue blanche, t26, 1901.djvu/195

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de belles épithètes d’une correction académique. Le style de Tailhade est clair, riche, nuancé et partout il témoigne d’un don rare de parfaite originalité.

Ce peuple que Tailhade aime tant, avec lequel il pense et sent, mettant au service de l’incarnation des sentiments de la masse profonde son art et ses idées, il le va souvent trouver, dans les endroits où les groupes révolutionnaires écoutent leurs conférenciers. Lorsque Méraux et, après lui, Deherme créèrent les universités populaires, lorsque Lumet créa le Théâtre Civique, et qu’on commença à se réunir à la Maison du Peuple, quelque chose de très important commença : ce fut l’union des lettrés et des savants libéraux avec les forces du quatrième État. Il est difficile de calculer quelle sera exactement la portée de ces réunions quotidiennes : tout porte à croire qu’elle sera très considérable. M. France a prêté avec raison à un adversaire intelligent de la liberté ce projet : comme meilleur moyen d’enrayer la marche ascensionnelle de la vérité, créer de fausses universités populaires, pour l’enseignement du mensonge. C’est sur ce terrain de l’exposition nette et large des idées que les libéraux battront les obscurantistes et les ignorantins. Dans ces réunions, Tailhade arrive, prêt, dévoué, éloquent. Son auditoire lui fait, comme on dit, une entrée. Il commence posément, il parle, il expose son sujet, et puis il s’enflamme, monte, la voix sonne, et la satire politique commence à traits drus ; c’est Barbapoux, c’est Barrès qui, s’il se retire de la politique, n’en gardera pas moins le tare d’avoir mis plusieurs années de littérature au service des assommeurs ; c’est Maurras, « qui entend par le nez » : sur l’étonnant apologiste du faux patriotique, et le fondateur de cette critique littéraire qu’on pourrait dénommer la critique d’intérêts, Tailhade ne tarit pas, et il tire des étincelles d’art de cette humble matière ; c’est Déroulède et ses bras en panache, et les gens des Croix, les cuistres de sacristie, les prétoriens, les juifs renégats, les dix-sept reliés par des liens d’infamie ; et les épithètes pleuvent vengeresses sur ce vilain monde, justes, fortes, cinglantes : on pense à Daumier et à son crayon terrible. Après, on fait de l’art, et on chante le chant nouveau : l'Internationale. Il n’est pas fameux, il dit mal ce qu’il veut dire, mais le temps lui donnera sa patine, et il vaudra par tout ce qu’on y aura mis de généreuses espérances, et par les beaux sous où il sonne et les beaux jours où il sonnera.

Le peuple, qui aime l’art, acclame Tailhade ; il discerne fort bien ses auteurs ; il sait parfaitement entendre le beau langage, et par dessus une bourgeoisie fatiguée qui se gave de vaudevilles et de mélodrames avec ou sans rimes, un auditoire se prépare pour les poètes, magnifique et nombreux. Tailhade aura été le premier de ceux que l’auditoire adopta. Le procès de tendance qui l’amène en ce moment-ci dans les couloirs du Palais ne fera que lui assurer des sympathies nouvelles et ardentes.


Gustave Kahn