Page:La Revue blanche, t26, 1901.djvu/211

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suivante. À l’entrée dans le nirvana de l’un des deux Lamas, l’état-civil (tenu par le clergé) présente à celui qui survit, la liste des garçons nés dans le district de Lhassa dans le laps de temps qui s’écoule entre la mort du Lama et le suivant lever du soleil. Cette liste ne contient que les noms des nouveau-nés, sans indication de la famille ou des parents. Le Grand-Lama, les yeux fermés, marque d’un trait de plume trois des noms. Le conclave, composé des chefs des grands monastères de Lhassa et d’autres grands dignitaires ayant le rang de Khoutouktou et qui se trouvent à Lhassa, se réunit aussitôt. Le « De-sri », grand-chancelier du Dalaï-Lama et véritable directeur de la politique lhasséenne, procède à la confection de trois fiches égales portant les noms désignés. Il les met, aux yeux de l’assemblée, dans le célèbre vase d’or, présent, dit-on, de Khoubilaï. Le couvercle, remis sur le ciboire, le Grand-Lama fait son entrée. De la main gauche, il soulève le couvercle, de la main droite, il retire une des fiches et il prononce le nom à haute voix. L’assemblée se prosterne et murmure, pour la première fois, à l’adresse du jeune homme-dieu, les saintes syllabes « Om-ma-ni-pad-mé-hûm… » Dès ce moment, l’enfant désigné est la propriété du haut clergé ; il habite, les premières années avec sa mère, le grandiose palais de Bras-Bong, servi, élevé, instruit par des prêtres éminents : son éducation, s’il est permis de la comparer à celle d’autres « réincarnations », plus faciles à observer, doit être de premier ordre. Mais avant même d’atteindre l’âge d’adolescent, cet être extraordinaire est devenu, non pas l’incarnation d’un Boudha, mais celle de l’esprit collectif qui régit l’oligarchie monacale de Lhassa. L’empereur mandchou n’y est pour rien ; l’intérêt de la puissance cléricale, le même de Lhassa à Rome, et de Pétersbourg à Bénarès, est seul directeur de l’action du Grand-Lama. Et le Grand-Lama, théoriquement, est directeur spirituel des successeurs de Taïtsong… Le Tchangtcha Khoutouktou, vicaire du Dalaï-Lama à Pékin, personnage jamais remarqué par les diplomates occidentaux, est, au point de vue bouddhique, le confesseur de l’Empereur. (On sait que la confession auriculaire est une vieille invention bouddhique.) Il serait bien audacieux d’affirmer que l’Empereur lui permette de remplir en fait cette extraordinaire fonction, mais peu importe : le monde bouddhique, surtout le clergé, est convaincu qu’il la remplit. Ce fait montre le degré de dépendance où se trouve la dynastie par rapport à l’Église. Mais cette dépendance devenait d’autant plus embarrassante que :

3) La dynastie mandchoue était toujours garante de l’intégrité du territoire tibétain, sans pour cela avoir la moindre influence sur son administration intérieure. Et il était évident que la dynastie mandchoue ne pourrait plus se conformer à cette condition dès que le Thibet se trouverait en contact avec des puissances l’entamant soit du sud, soit de l’ouest. Dans ce cas, la situation de la dynastie devait nécessairement prendre un aspect de gravité extrême.

Mais avant que ce cas se présentât, Lhassa vit s’avancer, du Nord