Page:La Revue blanche, t26, 1901.djvu/377

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rappelle rien de remarquable en Slade, excepté que sa figure était plutôt large des pommettes ; que les pommettes étaient placées bas et que les lèvres étaient particulièrement minces et droites. Mais cela suffit pour me faire quelque impression, car depuis je vois rarement un visage possédant ces caractères sans m’imaginer que son propriétaire est un homme dangereux.

Le café manqua. Du moins il fut réduit à une seule tasse de fer blanc, et Slade allait la prendre quand il s’aperçut que ma tasse était vide. Il offrit poliment de me la remplir, mais quoique j’en eusse envie, je refusai poliment. Je craignais qu’il n’eût encore tué personne de la matinée et qu’il put avoir besoin de distraction. Mais il insista avec une courtoisie ferme pour me remplir ma tasse en disant que j’avais voyagé toute la nuit et que je la méritais plus que lui et, tout en parlant, il me versa le liquide, jusqu’à la dernière goutte.

Je le remerciai et je le bus, mais cela ne me fit aucun bien, car je ne pouvais me sentir assuré que tout à l’heure il n’allait pas regretter de me l’avoir donné et se mettre en devoir de me tuer en guise de consolation. Mais rien de semblable n’arriva. Nous le quittâmes avec ses vingt-six cadavres à son compte et j’éprouvai une douce satisfaction à la pensée qu’en prenant soin du n° 1 à la table du déjeuner j’avais évité heureusement d’être le n° 27. Slade vint près de la voiture et surveilla le départ, ordonnant d’abord quelques modifications dans l’arrangement, des sacs de lettres pour notre bien-être, puis nous primes congé de lui, persuadés que nous en réentendrions parler, un jour ou l’autre, et nous demandant en quelle circonstance ce serait.

(À suivre.)
Mark Twain

Traduit de l’anglo-américain par Henri Motheré.