Page:La Revue blanche, t26, 1901.djvu/46

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marchait par les rues fourmillantes de Vienne et regardait fixement devant lui, les yeux grand ouverts, vivant uniquement dans la contemplation de son monde intérieur d’harmonies. Quand vint la surdité, ses maux d’oreilles le tourmentèrent terriblement et le plongèrent dans une profonde mélancolie ; nous l’entendons peu se plaindre, quand la surdité devient complète et qu’il ne peut plus entendre une exécution musicale. Seul le commerce de tous les jours lui était rendu difficile, qui n’avait jamais eu pour lui aucun attrait ; aussi désormais s’en détourna-t-il définitivement.

Un musicien qui n’entend pas ! — Peut-on imaginer un peintre aveugle ?

Mais le voyant aveugle, nous le connaissons, c’est Teirésias à qui le monde des apparences est fermé et qui, pour cela, observe, avec l’œil intérieur, le principe de toute apparence. C’est à lui que ressemble maintenant le musicien sourd, qui, n’étant plus troublé par le bruit de la vie, écoute maintenant uniquement les harmonies de son âme, et continue, du fond de lui-même, à parler à ce monde qui, pour lui, n’a plus rien à dire. Ainsi le génie délivré de tout le hors-soi, est en soi et pour soi. À celui qui eût vu alors Beethoven avec le regard de Teirésias, quel miracle se serait dévoilé ! un monde marchant dans un homme ! — l’En-soi du monde devenu homme qui marche ?

Et maintenant l’œil du musicien s’éclairait du dedans. Maintenant il projetait son regard sur les formes qui, éclairées par sa lumière intérieure, se communiquaient de nouveau à son être intérieur. Maintenant c’est seulement l’essence des choses qui lui parle et qui les lui montre à la lumière calme de la Beauté. Maintenant il comprend la forêt, le ruisseau, la prairie, l’éther bleu, les masses joyeuses, le couple amoureux, le chant des oiseaux, la fuite des nuages, le grondement de la tempête, la volupté d’un repos idéalement agité, Alors cette sérénité merveilleuse devenue pour lui l’essence même de la musique, pénètre tout ce qu’il voit, tout ce qu’il imagine. Même la plainte, élément naturel de tout son, s’apaise en un sourire : le monde retrouve son innocence d’enfant. « Avec moi vous êtes aujourd’hui en Paradis ! » Qui n’entendit cette parole du Sauveur, à l’audition de la Pastorale ?

Voici maintenant que croît cette force génératrice de l’inconcevable, du jamais vu. du jamais éprouvé, qui, par elle, est immédiatement conçu, vu, éprouvé. La joie d’exercer cette force devient humour. Toute douleur de l’existence vient se briser à l’énorme tranquillité de son jeu avec l’existence ; Brahma, le créateur du monde, rit sur lui-même, car il connaît l’illusion sur soi-même, l’innocence retrouvée joue espièglement avec l’aiguillon du péché expié, la conscience délivrée nargue son tourment aboli.

Jamais art au monde n’a créé d’œuvres aussi sereines que les symphonies en la et en fa et toutes les autres œuvres de parenté si étroite avec elles, qu’il composa à l’époque divine de sa complète surdité. Leur action immédiate sur l’auditeur est la libération de tout péché, et