Page:La Revue blanche, t26, 1901.djvu/49

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qu’il apprend à chaque instant le révoltent comme une corruption inconcevable de la bonté originelle de l’homme, bonté qu’il tient comme article de foi. Ainsi retombe-t-il toujours du Paradis de son harmonie intérieure dans l’enfer de l’existence terriblement désharmonique, mais qu’il sait enfin — seulement comme artiste, hélas ! — résoudre de nouveau harmoniquement.

Si nous voulons nous imaginer un jour d’existence de notre saint, une des merveilleuses pièces du maître pourrait nous en offrir immédiatement l’exemple. Nous nous tiendrons ici, de peur de nous tromper, au procédé que nous avons employé pour déterminer l’origine de la musique comme art, au phénomène du rêve pris analogiquement mais sans identification possible. Ainsi, pour expliquer, au moyen des événements de sa vie intérieure une pure journée de la vie de Beethoven, je choisis le grand quatuor en ut dièze mineur. Ce qui nous réussirait difficilement à l’audition de ce quatuor, parce que nous nous sentirions forcés d’abandonner toute comparaison déterminée et de ne percevoir que la manifestation immédiate d’un autre monde, nous devient pourtant possible jusqu’à un certain degré, quand nous nous bornons à nous représenter, de mémoire, ce poème sonore. Même ici je laisse à la fantaisie du lecteur le soin d’animer l’image en ses traits particuliers, ne me servant que d’un schéma très général.

Le très lent adagio d’introduction est certainement la chose la plus mélancolique que jamais la musique ait exprimée ; je voudrais le caractériser le réveil au matin de ce beau jour « qui, dans sa longue course, ne doit remplir aucun vœu, aucun ! » Pourtant en même temps, il y a une prière de contrition, une consultation tenue avec Dieu, sur la foi au Bien éternel. — L’œil tourné vers l’intérieur aperçoit ainsi l’apparition consolatrice reconnaissable à lui seul (allegro 6/8) en laquelle le désir devient un jeu mélancoliquement doux avec soi-même : le rêve intérieur s’éveille en un souvenir d’une absolue suavité. Et c’est maintenant comme si (avec le court allegro de transition) le maître, conscient de son art, se remettait à son travail magique. Il emploie maintenant la force ravivée de ce charme qui lui est propre (andante 2/4) à fasciner une figure toute gracieuse pour s’enivrer sans fin en elle. Cette idéale figure, preuve par elle-même de l’innocence la plus intérieure, est soumise à des transformations perpétuelles, incroyables, par la réfraction des rayons de la lumière éternelle que le musicien projette sur elle. Nous croyons alors voir l’homme profondément heureux en lui-même, jeter sur le monde extérieur un regard d’une indicible joie (presto 2/2) : le voilà de nouveau devant lui comme dans la Pastorale ; tout s’éclaire, pour lui, de son bonheur intérieur ; c’est comme s’il prêtait l’oreille aux harmonies propres des apparitions qui, aériennes, puis, de nouveau, matérielles, se meuvent devant lui en une douce rythmique. Il considère la vie et paraît se demander (court adagio 3/4) s’il doit se mettre à jouer cette vie en air de danse : une courte mais obscure méditation, comme s’il s’enfonçait dans le rêve pro-