Page:La Revue blanche, t26, 1901.djvu/571

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centaines, et leurs bourreaux faisaient retomber en outrages sur les survivants leur colère de ces désertions.

Or ces gens n’étaient pas des réquisitionnés. C’étaient des travailleurs… libres.

Nous pesons sur les consciences comme nous pesons sur les corps. Partout nos moyens de gouvernement se réduisent à un seul : la Force.

Dans les indigènes soumis à notre domination moscovite, nos professionnels coloniaux — militaires et fonctionnaires — n’ont jamais vu que des sujets à mater, des vaincus à réduire au silence : les indigènes — même ceux-là qui nous accueillirent d’abord en libérateurs — n’ont jamais vu en nous que des conquérants à haïr.

Quand nous laissons une parcelle de pouvoir à un indigène — haut mandarin annamite, majesté des marécages africains ou simple gouverneur hova — nous exigeons d’abord de cet indigène qu’il soit traître à son pays. Après, nous le décorons quelquefois.

En pays de protectorat comme en pays d’administration directe, au faîte de la puissance et des honneurs comme au dernier échelon de l’autorité, le chef indigène n’a qu’un devoir : la soumission passive, aveugle et sans bornes aux agents de la métropole ; qu’un droit, qui est aussi un devoir : l’autorité absolue sur ses administrés, la poigne. Nous n’admettons pas qu’un haut fonctionnaire indigène s’inspire des besoins de son pays pour nous faire des observations (certain prince cambodgien l’apprit naguère à ses dépens et d’autres l’apprennent tous les jours et de la même façon aux colonies) ; nous n’admettons pas qu’un croquant indigène réplique à son chef de village, j’allais dire à son caporal. Au Tonkin nous avons le rotin et la cangue ; à Madagascar, la prison et l’amende avec ou sans jugement ; en Afrique, la lanière en cuir d’hippopotame et la barre de justice ; le poteau d’exécution partout.

Nous sommes dans le monde les missionnaires de la servitude et de la lâcheté, de l’obéissance et de la résignation, les prêtres de l’inertie. Le dernier de nos agents coloniaux a chaussé les bottes de Bonaparte, le moindre dictateur veut autour de lui des gens prosternés. Si notre démocratie arrivait à comprendre tout ce que peut contenir d’instincts barbares et d’appétits sinistres chacune des fonctions coloniales qu’elle a laissé créer sans un mot, elle aurait honte de son œuvre et abandonnerait à leurs destinées les peuples qu’elle écrase aujourd’hui.

Rien de piquant comme le parfum de monarchisme, le relent d’autorité personnelle et de césarisme que l’on respire dans cette atmosphère administrative des colonies.

Si nulle puissance européenne ne sait, comme la France officielle, recevoir les autocrates, nulle non plus ne sait, comme la France coloniale, répandre à travers les îles et les continents l’idée réactionnaire, que ses fonctionnaires civils et militaires ont reçue intacte des officiers de la Flotte, et qu’ils conservent pieusement comme une tradition familiale.