Page:La Revue blanche, t26, 1901.djvu/594

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vile et inférieure. Peut-être que le lecteur a visité l’Utah, le Nevada ou la Californie, même de nos jours, et que pendant qu’il méditait en lui-même sur le déplorable isolement de ces pays, loin de ce qu’il considère comme « le monde », il a senti, en plein essor, ses ailes choir, en découvrant que c’était lui qui était à plaindre et qu’il y avait autour de lui des populations entières prêtes à lui rendre volontiers ce service ; oui, et qui le lui rendaient déjà avec complaisance, partout où il posait le pied. Pauvre homme ! on se moquait de son chapeau ; de la coupe de son habit de New York ; de ses phrases correctes ; de ses jurons discrets ; de son ignorance à mourir de rire en matière de minerais, de puits, de tunnels et autres choses qu’il n’avait jamais vues auparavant et dont il n’avait jamais eu la curiosité de s’enquérir. Tout le temps qu’il réfléchit au triste sort que c’est d’être exilé dans cette contrée lointaine, dans ce pays isolé, les habitants qui l’entourent le méprisent avec une compassion accablante, parce qu’il est un « émigrant » et non pas cet être, le plus fier et le plus heureux de tous : un « homme de 49 ».

Notre vie ordinaire de la malle-poste recommençait, maintenant, et vers minuit il nous sembla presque que nous n’avions jamais quitté notre retraite au milieu des sacs de dépêches. Nous y avions fait une modification pourtant. Nous nous étions pourvus de pain, de jambon cuit et d’œufs assez durs pour deux fois les neuf cents kilomètres qui nous restaient à faire.

Et c’était un bien-être, pendant les jours suivants, que de s’asseoir et de contempler le majestueux panorama des montagnes et des vallées étendues au-dessous de nous, en mangeant du jambon et des œufs durs, tandis que notre nature spirituelle se régalait alternativement d’arcs-en-ciel, d’orages et de couchers de soleils sans pareils. Rien n’accentue un paysage comme du jambon et des œufs. Du jambon et des œufs et, après, une pipe, une vieille pipe, rance, délicieuse, du jambon et des œufs, un paysage, une « descente », une voiture qui vole, et un cœur content, voilà le bonheur. C’est pour cela que les siècles ont lutté.