Page:La Revue blanche, t27, 1902.djvu/129

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rochers, et nous nous endormîmes bientôt, sans souci de la procession de fourmis qui pénétraient par les déchirures de nos vêtements et exploraient nos personnes. Rien ne put troubler le sommeil qui s’empara de nous, car il était bien gagné, et si nous avions des remords sur la conscience ils durent lever leur séance cette nuit-là. Le vent se leva juste comme nous perdions connaissance et nous fûmes bercés au sommeil par le heurt du ressac sur le rivage.

Il fait toujours très froid pendant la nuit sur cette rive du lac ; mais nous avions une abondance de couvertures et nous eûmes assez chaud. Nous ne bougeâmes pas un muscle pendant la nuit, et nous nous réveillâmes dès l’aurore dans la même position : nous nous relevâmes aussitôt, entièrement réconfortés, exempts de courbature, et débordants d’entrain. C’est une inépuisable panacée qu’un tel régime. Ce matin-là nous aurions battu dix individus pareils à ceux que nous étions la veille, au moins dix malades. Mais le monde est routinier et s’en va faire des « cures d’eaux » et des « cures de mouvement » à l’étranger. Trois mois de bivouac au lac Tahoe rendraient à une momie égyptienne sa prime vigueur et lui donneraient un appétit d’alligator. Je ne parle pas des momies les plus vieilles et les plus desséchées, naturellement, mais des plus fraîches. L’air de là-haut dans les nuages est très pur, très tonique et très délectable. Et pourquoi ne le serait-il pas ? c’est celui que respirent les anges. Je crois qu’on ne peut guère amasser une somme de fatigue qui ne se dissipe en une nuit de sommeil sur le sable de ce rivage. Pas sous un toit, mais à la belle étoile, car il y pleut rarement, ou jamais, en été. Je connais un homme qui se rendit là pour mourir. Il échoua complètement. En arrivant, c’était un squelette qui pouvait à peine tenir debout. Il avait perdu l’appétit et ne faisait que lire des sermons et penser à la vie future. Trois mois plus tard, il couchait dehors régulièrement, mangeant autant qu’il pouvait contenir, et poursuivant le gibier dans des montagnes de mille mètres pour se distraire. Il avait cessé d’être un squelette, et pesait une fraction de tonne. Ceci n’est pas un conte, mais la vérité. Son mal était la consomption. Je recommande avec confiance son régime aux autres squelettes.

Je surveillai de nouveau et, dès que nous eûmes pris notre déjeuner nous montâmes en bateau : nous côtoyâmes le bord du lac pendant environ cinq kilomètres et nous débarquâmes. L’aspect du lieu nous plaisait, nous y prîmes donc possession de trois cents arpents de terre, et nous y clouâmes nos « avis »