Page:La Revue blanche, t27, 1902.djvu/196

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prolongeait son repas en croquant des mendiants. L’amande, la noisette grinçaient sous ses mâchoires, le raisin de Malaga, grain à grain se disloquait jusqu’à ce que sur l’assiette tombât sa grappe sèche.

Mme Hauser était assez « petite fleur bleue » ce soir, elle se remémorait son passé, ses déceptions, tout en jouissant de la délectable mélancolie du présent oisif et relativement doux, où mûrissent les souvenirs. Mme Hauser avait aimé, mais aimé sérieusement, « indécemment », avec la chair qui palpite, le sang qui s’active lorsque l’être aimé apparaît sur le seuil. C’était, il y a bien longtemps, une de ces années blondes, rieuses, que la jeunesse fabrique avec l’artifice de ses illusions et l’habileté de ses désirs. Un langoureux pasteur, une de ces délicates natures végétatives faites pour la tranquillité bourgeoise de la vie, un pasteur l’avait conquise. Sous la mousseline blanche de son corsage étroit, son petit cœur ayant balbutié, elle avait résolu de façonner sa destinée secrètement. Malheureusement la rougeur intempestive de ses joues la trahit, et son émoi fut caractérisé quand sa mère la trouva épluchant toutes les marguerites des vases d’une cheminée. Obligée d’avouer, le choix allégué à travers ses sanglots et son trouble fut mal apprécié par sa famille. On réservait, pour l’accoupler à sa ronde petite dot, un certain M. Hauser et sa fortune, dont le gros ventre tintinabulant de breloques, n’avait eu, jusqu’à ce jour, que le privilége de la divertir fort. Enfin il fallut se résigner. Les parents furent inexorables, le pasteur quitta la ville, endolori, et le 16 juin 18… la diligence emporta vers l’Italie la suavité ardente de son âme déçue et le gros ventre de M. Hauser.

Ces années conjugales furent pesantes mais sans heurt. Les bénéfices pécuniaires acquis de part et d’autre leur firent l’existence pleine de gourmandises. M. Hauser fumait beaucoup, prélassait son obesité dans différents fauteuils, accompagnait sa bonne au marché pour discerner sur place la valeur et la fraîcheur des marchandises. Une fois, ayant absorbé plus de chopes que de raison, il tomba foudroyé. Mme Hauser devint veuve. Cependant elle n’avait pas oublié son premier amour. Ainsi, avec les tritons rouillés de sa fontaine, elle en conversait mentalement, durant de longues heures. La réminiscence de l’état ecclésiastique de son ami la rendit assidue à pratiquer le culte. Chaque matin, on voyait la boulotte silhouette de Mme Hauser traverser la place en trottinant, puis s’engouffrer sous le flamboyant portail du gothique sanctuaire. Elle y restait une heure, parfois deux, somnolente, en marmottant des prières. La conception qu’elle se formait de Dieu était familière et joviale, elle causait avec lui comme avec les tritons de sa fontaine, lui racontant ses tristesses, ses ennuis et les brefs incidents de sa douillette existence.

Elle fréquentait peu ses voisins. Deux vieilles filles seulement venaient jouer au bezigue le dimanche, car on ne pouvait pas tricoter. C’étaient des causeries sans fin : les vieilles filles potinières questionnaient méthodiquement sur l’emploi de sa semaine, et Mme Hauser répondait par tronçons de phrases affables, petits soupirs, timides bâillements.