Page:La Revue blanche, t27, 1902.djvu/200

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bités, rompues par la bicyclette ou l’automobile, abandonnant leur épuisement sur le rocking-chair du restaurant chic, tandis qu’en face la galanterie cynique d’un monsieur gouailleur excite leur verve obscène avec de l’Yquem frappé : celles-là sont lamentables et tragiques.

Cependant les heures passent. L’après-midi suante déferle sa rosée vers le soir.

Un doux ciel mauve teint les sentiments.

Les couples rêveurs quittent les rives et s’écroulent dans les massifs maigres des lilas sans fleurs et des troènes pleins d’insectes. Des familles goûtent sur les pissenlits. Les fillettes sautent à la corde, les petits garçons graves écoutent, assis, le genou entre les paumes, les conversations agricoles ou municipales de leurs papas en complets de coutil. Près des restaurants, le fumet des roux émoustille. Les servantes, d’un geste rogue, époussètent d’un coup de torchon les nappes du matin. De l’allègre jeunesse, nourrie des traditions vénitiennes, accroche des lanternes au treillis des bosquets. Enfin, le soir s’abaisse comme un abat-jour, et il vole des chauve-souris et de nocturnes papillons.

On travaillait dur ce jour-là chez la mère Victoire. Sa bicoque avait une renommée, et la clientèle hebdomadaire des couples dominicaux y venait aimer et boire goulûment. La mère Victoire était une ancienne danseuse, assez attrayante encore en sa flexibilité potelée et ses reins souples et nerveux qui se déhanchaient si bien, jadis, au-dessus de la rampe blafarde, dans la poussière soulevée de ses pas. Quand elle eut atteint l’âge de la retraite, elle rêva de satisfaire sa tendresse en jouissant de celle des autres, et pour cela, elle acheta le petit restaurant de banlieue fréquenté par les idylles, et, en soignant les amoureux qu’elle appelait mes « petits pigeons », elle acquit bientôt une réputation familière.

Depuis deux ans, elle avait parmi ses servantes, une certaine fille, brune, grande, dégingandée, au type trivial, à l’air bourru. Cette fille était d’origine ambiguë. Elle était venue se présenter un jour d’août brûlant, où la clientèle était nombreuse, et où il manquait des mains pour éplucher le poisson. Dès lors, elle était restée, car Mme Victoire savait apprécier le bras rudes, les efforts insatiables et la frugalité. Eugénie travaillait comme dix, avec des dentelles à ses jupons et des rubans crevette à ses manches.

Ce clinquant de mise, en augmentant sa laideur, ne provoquait pas la raillerie lubrique du propos, mais le burlesque du rire, du rire assassin qui tue continuellement les pauvres êtres ridicules. Eugénie s’en apercevait à peine. Elle ne se croyait pas affreuse au point de déterminer la répulsion, et c’est dans l’espoir de toucher un jour une sensitivité affectueuse, qu’elle était coquette. Son imagination n’aspirait qu’à l’amour. Elle ne vivait au reste que dans une atmosphère érotique, en perpétuelle sensation d’odeurs de chair et de bruits de baisers.

Le dimanche surtout lui serrait le cœur à l’angoisser. Servir des couples plus ou moins enlacés, entendre, à travers le heurt des fourchettes,