Page:La Revue blanche, t27, 1902.djvu/202

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épidermes. Eux, cependant, n’y croyaient peut-être pas ! Ils étaient plus accaparés par le souci de leur aventure (car la jeune femme était mariée) que par l’intérêt de leur amour. Leurs caresses étaient voulues, conscientes : ils désiraient jouir de leur escapade, et pour cela voulant mettre les bouchées doubles, ils tâchaient de s’exalter et ne trouvaient rien à se dire. Eugénie brisa une assiette, Mme Victoire l’entendit et hurla. Le jeune homme, gentiment, proposa de la rembourser, mais Eugénie hautaine refusa. En même temps un chœur enroué d’hommes entonna, au dessert, la langoureuse cadence du refrain à la mode. Les cœurs des femmes fondaient, elles assouplissaient leurs bustes sur leurs chaises, leurs mains glissaient dans celles de leurs amis en tourmentant leurs grosses bagues.

La campagne était dans la nuit. Des nuages empêchaient la lune de briller. Le vent apportait des bruits de mirlitons, les sifflets de la gare, et les lourds roulements des chariots pour les Halles.

Le couple suggestif que servait Eugénie s’abandonnait avec plus de franchise. Ils oubliaient et l’obsession de l’adultère et la présence intermittente de la bonne ; ils rapprochaient leurs chaises amoureusement. « M’aimes-tu ? — Je t’adore. Méchant rat… — Caille chérie… » bruissaient dans l’ombre.

Eugénie apporta le fromage. Ils n’en prirent point, bercés en une somnolence savoureuse. Cependant, comme elle débouchait le champagne, ils furent brutalement réveillés, car elle éclata en sanglots.

D’UNE MODISTE


Il faisait chaud. La poussière voltigeante noyait la rue dans la brume. C’était la chaussée d’Antin tumultueuse, animée à l’heure crépusculaire où des femmes blêmes attendent sous les réverbères, où les camelots courent, agitent des journaux, le cri bossué, propagateur de scandales. Les passants circulaient vulgaires, ternes, dénués de cette empreinte tragique d’anxiété que certains poètes hallucinés croient discerner en leurs masques.

Comme c’était l’été, les femmes avaient des robes claires, leurs prunelles étaient humides et épanouies, de fines sueurs perlaient leur peau. Les charrettes de fruits passaient, provoquant des convoitises : souvent, des trottins achetaient des cerises, et derrière leurs pas, les petits noyaux s’égrenaient, tandis que sur leur bouche pâle le suc rouge suintait, savoureux comme du sang. Tache blafarde dans la foule, un petit Toscan, poudré de blanc, jonglait avec ses statuettes de plâtre. De vieux messieurs suivaient des filles débraillées ; des individus suspects, les épaules remontées, l’œil à monocle, la cravate voyante, empoisonnaient leur ultime rachitisme aux odeurs morbides de l’ambiance. La rue était navrante ; l’été rendait l’effort plus pénible, l’aspiration plus veule.

On sentait même chez les êtres satisfaits, chez les petits fonctionnaires par exemple, la dépression de cette certitude habituelle qui rend leur