Page:La Revue blanche, t27, 1902.djvu/204

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cette demoiselle aux yeux verts : quels mirages d’amour ! Cette modiste, dont les doigts avouaient parfois les tortures et les tendresses dans les trouvailles seyantes des ornements d’un chapeau, eût pu être enfin une grande actrice passionnelle.

Mais Mlle Hortense avait été obsédée du dégoût du vice dès son enfance. De tristes promiscuités avec des créatures non créées pour leur métier l’avaient élevée dans une logique horreur de la prostitution. Quant au luxe d’aimer pour l’amour, elle n’avait jamais à cet égard, éprouvé que de vulgaires déceptions, et c’est cela qui ridait son sourire d’un scepticisme mitigé de désir.

Elle vivait donc économe, rangée, indifférente d’ordinaire, si ce n’est au printemps, où périodiquement elle éprouvait une légère fièvre sentimentale. Ses patrons la considéraient comme une excellente recrue, et ses compagnes la supportaient, malgré son humeur noire, à cause des caprices qui de temps à autre émergeaient dans son ennui, et les entraînaient à des escapades de plaisir plus ou moins exentriques, mais toujours bruyantes de rires. C’est ainsi, que ce samedi de juin poussiéreux, Mlle Hortense, collée contre la vitre, se retourna et proposa à l’improviste aux deux vendeuses qui bâillaient, de passer la soirée à la fête de Neuilly :

— On inviterait, en allant dîner, Blanche, Claire, pas Raoul, mais le petit Chose qui avait été si drôle, l’autre soir, quand il voulait sauter, en traversant, par dessus le bâton de guimauve du sergent de ville ! Et puis, Hélène mettra sa robe neuve et on verra comme ça l’attife, et puis ce sera l’occasion de rigoler encore une bonne fois avant qu’Eugène parte pour le service…

Dit, conclu, et toute la bande joyeuse se dispersa dans la foule, aussitôt arrivée à Neuilly, dès que les bruits et les lueurs aigres de la foire mirent en gaîté les goûts jeunes de ces sensibilités simples. Hortense, avec une amie et Eugène, monta sur les montagnes russes. Le premier trajet fut exquis : ce plaisir d’angoisse, cette jouissance du vertige, cette sensation enivrante d’agonie, énerva son délire.

Elle riait si maladivement que son rire déchirait l’ouïe et faisait retourner des têtes. « Ohé ! la p’tite dame, là-haut, ça fait plaisir ! » dit en la désignant un ouvrier qui passait. Un groupe de demi-mondaines fardées à blanc, la regardèrent avec dépit, et leurs compagnons leur ayant proposé un tour, elles haussèrent les épaules en s’esclaffant.

Cependant, la voiturette était lancée une seconde fois pour revenir à son point de départ. Hortense, assise au bord de la banquette, percevait, à travers ses cils baissés, comme en une somnolence de fièvre, le monde grouillant, les décors des baraques, la surface de la fête, bruyamment rayée de grandes lueurs blafardes et d’ombres violettes.

Tout à coup, son rire se tut, brisé si soudainement, qu’un remous se produisit dans le rassemblement formé au bas de l’escalier. Des cris de femme jaillirent.

Le corps d’Hortense gisait pareil à une loque noire liserée de rouge.