Page:La Revue blanche, t27, 1902.djvu/334

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Mais si tout cela est vrai, l’étude de la morale est du domaine de la biologie ! Aussi M. Grasset nous déclarera que nos raisonnements sont faux ; la liberté humaine n’est pas une illusion, l’homme est libre ; nous concluons des animaux à l’homme, ce qui est absurde. La morale, dit-il, est spéciale à l’homme : « Dans les actes les plus intelligents de l’animal, il y a toujours de l’automatisme, rien qui ressemble à l’acte libre et voulu de l’homme responsable. » (p. 27).

Il faut un parti pris évident pour nier l’existence chez les animaux d’une intelligence comparable à celle de l’homme, non pas comme développement, mais comme nature. Lisez le livre de Romanes sur l’intelligence des animaux, les faits qu’il rapporte vous convaincront. Il n’y a pas de milieu : si l’homme est libre, l’animal est libre ; si l’animal n’est pas libre, l’homme ne l’est pas davantage.

Les animaux ont-ils une morale ? Évidemment ils n’ont pas la même morale que les hommes ! Ce qui est le bien pour l’homme, peut être le mal pour le castor ou la fourmi ; mais je pense que les castors et les fourmis, dérivant, comme l’homme, d’ancêtres qui ont été soumis à la sélection naturelle, doivent en avoir conservé, comme l’homme, des traces héréditaires dans le cerveau : et ces traces héréditaires doivent s’appeler la conscience morale des castors et des fourmis. Je ne sais si leur conscience morale les trompe comme la nôtre peut nous tromper, où si elle est parfaitement adaptée à leur genre de vie actuelle, mais, à en juger par les résultats, nous devrions envier les abeilles, par exemple, dont les sociétés feraient honte à la nôtre. Les abeilles vivent depuis longtemps dans des conditions invariables ; leur hygiène sociale doit être la même depuis d’innombrables siècles et il est probable que leur conscience morale y est adéquate. Aussi quels admirables exemples d’abnégation et de dévouement à la prospérité de la ruche ! Mais vous avez lu le livre de Maeterlinck…

Voici maintenant la conclusion de M. Grasset :

Les esprits positifs et scientifiques (?) doivent simplement raisonner de la manière suivante. L’expérience nous montre l’existence chez nous et chez nos semblables des idées de bien, d’obligation, de libre arbitre (?). La biologie est impuissante à étudier ces idées, parce qu’elle n’étudie que les lois communes à tous les êtres vivants et qu’elle ne découvre (?) rien de semblable à la morale chez les animaux et les plantes.

La biologie n’est ni morale ni immorale ; elle est amorale…

Donc la biologie est impuissante à tout étudier ; donc quelque étendu que soit son domaine, il y a quelque chose qui lui échappe.

Ce quelque chose doit être l’objet d’une autre science distincte et séparée de la biologie, irréductible à la biologie. Cette science est la psychologie.

Il est inutile de suivre pas à pas M. Grasset dans l’étude des limites qui séparent la biologie tant de la psychologie que de la sociologie. Sa méthode de démonstration consiste en une accumulation de citations empruntées à divers auteurs ; parmi ces auteurs, les uns sont favorables, les autres opposés à la thèse qu’il soutient ; il choisit naturellement les conclusions des premiers, mais rien n’empêche le lecteur de