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Tolstoy et la Question sexuelle
OPINIONS

Léon Tolstoy affirme, dans son livre récent, la Question Sexuelle :

que la chasteté absolue est le but idéal de l’homme, sa voie vers l’état des anges, qui ne prennent point femme (Évangile), le signe certain de la perfection ;

que le mariage n’est qu’un pis aller pour ceux qui sont incontinents, et qu’il est illégitime de le considérer comme un bonheur ; que le mariage n’est pas chrétien (Christ ne s’est pas marié) ;

qu’il est absurde que les romans s’obstinent à finir par un mariage, quand c’est bien plutôt par là qu’ils devraient commencer, pour finir quand les époux, enfin libérés de la chair, se séparent ;

que la laideur et l’insanité de notre vie viennent du pouvoir qu’ont les femmes : ce n’est pas à la femme d’élever des revendications contre l’homme, mais à l’homme de s’émanciper de la femme.

MM. Dan Léon et Edgar Jègut ont demandé à quelques personnes notoires à divers titres leur avis sur ces propositions. Le voici :

De M. Georges Ancey :

Je sais quelle admiration respectueuse il convient d’avoir pour l’écrivain génial de la Guerre et la Paix, pour le philosophe qui a consacré toute une vie de labeur à l’expression des idées les plus hautes et les plus sereines, pour le grand seigneur enfin, renégat de sa caste et définitivement rénové, dont le geste hardi lança l’anathème sur un clergé prévaricateur. Un tel acte, entre tant d’autres, et fait au déclin de ses jours, clôt magnifiquement son œuvre, la résume, en est le sens et le terme. Il me semble cependant qu’il en est arrivé désormais, sur un certain nombre de questions subséquentes, au moment où nous devons nous méfier de lui.

Son mysticisme est indéniable : sa religiosité n’a fait que s’accroître. Déjà il était quelque peu à redouter dans Résurrection ; avec un magistral talent d’écrivain et d’observateur, et en même temps avec une superbe et inconsciente naïveté d’homme de bien, il proposait à l’humanité l’irréalisable exemple d’un mariage, qui, pris au sérieux, n’aurait uni que deux êtres profondément étrangers l’un à l’autre, destinés à ne jamais se comprendre. Récemment, dans ses considérations sur l’art, mu par un noble sentiment de charité humaine, il en arrivait à condamner tout ce que nous aimons, à sonner le glas de toute poésie, de toute musique, de toute beauté enfin n’ayant pas pour but unique l’éducation strictement chrétienne de l’individu. Voilà maintenant, qu’après avoir interdit Wagner, Raphaël, Homère, et tant d’autres, y compris