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CHAPITRE II

Il était bien extraordinaire que Monsieur Edmond Lartigaud eût visité le père Perdrix avant son déjeuner, mais comme la maison était à deux pas, et qu’en somme on peut se déranger pour gagner quarante sous… D’habitude il ne sortait qu’après onze heures ; il faut se donner ses aises, sinon ce ne serait pas la peine d’avoir de la fortune. Il déjeunait à dix heures. Se lever à six, déjeuner à dix, dîner à six, se coucher à dix, font vivre dix fois dix. D’ailleurs il ne se levait jamais avant neuf heures.

Monsieur Edmond Lartigaud était un homme de quarante-neuf ans, grand, gros, fort, important, qui se tenait bien et qui était un plaisir pour son tailleur parce que ses habits produisaient tout leur effet. Il y avait une formule consacrée à dépeindre certaines personnes que l’on avait connues : « C’était un bel homme, un homme dans la taille et dans le genre de Monsieur Edmond. » Issu d’une famille bourgeoise, il marchait avec solidité, comme le fils de ceux qui parcouraient les champs, des souliers de chasseur à leurs pieds. On reconnaît les gens de souche bourgeoise à une certaine hardiesse de leur allure rappelant leur arrière grand-père qui, du temps de la Révolution, achetait un domaine pour une paire de bœufs et parcourait les rues de son village avec son premier orgueil de propriétaire. Monsieur Edmond avait un visage ovale terminé par un menton de galoche qui, lorsqu’il riait, se tendait en faisant : Ha ha ha ha ha ! Bon vivant, son gros ventre ne ressemblait pourtant pas à celui des entrepreneurs enrichis, car, dans les deux générations qui le séparaient de la terre, une sélection s’était accomplie pour former un homme ayant l’habitude de ne rien faire et qui, tout en gardant l’empreinte de sa race, savait porter sa tête et son corps et ses mains.

À vingt-neuf ans, ayant terminé ses études, il avait succédé à son oncle le médecin. Il prit la place toute chaude, s’assit dans un bien-être de célibataire aisé, vécut avec les parties de chasse, les bons repas, les petits verres de cognac, dans son gros rire : Ha ha ha ha ha ! où sonna bien-