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dirigeait autrefois, avant son départ pour El Oued. J’étais alors secrétaire du trésorier de la deuxième compagnie de discipline. Quelques-semaines après le retour de L…, nous arriva une dépêche du général, réclamant d’urgence les pièces et les procès-verbaux de l’instruction établie contre le sergent L… Le capitaine, mandé en toute hâte, accourut au bureau du trésorier, fit venir L… et eut avec lui, dans la pièce voisine de celle où je me tenais avec mes deux scribes et dont nous séparait un simple paravent, une longue conversation à voix basse. Quand fut terminée cette conversation, le capitaine reconduisit lui-même L…jusqu’à la porte et, lui frappant familièrement sur l’épaule : « Allons, allons, mon brave, s’écria-t-il en notre présence, dormez sur vos deux oreilles, et comptez sur moi… ! » Un mois plus tard, le sergent prévaricateur était nommé adjudant dans un régiment d’infanterie de la métropole.

Et il ne s’agit point là d’une exception ; de telles malversations sont communes à la chiourme. Le commandement d’un camp militaire est généralement pour les sous-officiers une source d’appréciables profits. En dehors des bénéfices illégalement réalisés sur l’ordinaire des hommes, il est une autre spéculation rémunératrice. C’est celle effectuée sur le travail même des militaires. Le nombre maximum d’heures de travail quotidien que doivent effectuer les condamnés militaires, loués à un entrepreneur est de dix heures, et le sous-officier commandant le détachement doit veiller avec soin à ce que ce nombre ne soit point dépassé par l’entrepreneur.

Mais, à la suite d’une entente entre celui-ci et les sous-officiers qui y trouvent tout bénéfice, il arrive souvent que les condamnés soient astreints à une tâche de seize à dix-huit heures par jour, — des heures cruelles et pénibles qui commencent bien longtemps avant l’aube, se prolongent sous le soleil ardent et ne se terminent que dans les ombres avancées du soir, de longues heures silencieuses que troublent seulement la chute régulière et sourde des pioches lourdes aux bras fatigués, les rauques clameurs des indigènes armés qui surveillent, et les menaces de la chiourme lorsque des yeux se distraient momentanément de la tâche pour implorer un instant de répit.

Parfois, un homme tombe, terrassé par l’effort, la fièvre et les misères. Il faut avoir vécu dans ces camps effroyables pour imaginer ce que peuvent souffrir les malheureux que le sort y a conduits. Mais, au milieu, de toutes les tortures physiques et morales, un désespoir surtout domine : celui de jamais échapper peut-être (tant est facile la plainte qui fera augmenter de quelques années par le conseil de guerre la peine actuelle) à ses bourreaux, et aussi une sensation d’irrémédiable abandon, d’isolement, d’éloignement de tout secours et de toute pitié, qui bientôt prime les misères plus précises, envahit l’être à l’exclusion de toute autre pensée, rend fou.

J’ai déjà donné quelques exemples de la façon dont les condamnés militaires étaient traités dans les camps. J’ai montré le sergent Sieval-