Page:La Revue blanche, t28, 1902.djvu/358

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à son père. Celui-ci répondait : « Il était dans une usine qui marchait mal » : et l’auditeur pensait : « Oui, oh ! il raconte ce qu’il veut. » Alors, lui aussi, Pierre Bousset avait peur des discours. Il y avait des moments où la conversation obliquait, montrait certaines tendances, se dévoyait complètement et aboutissait à ce dernier fonds de curiosité qui somnole au cœur des villages : « À propos, Pierre, et votre garçon, est-ce qu’il va bientôt partir ? » L’une de ses oreilles écoutait les paroles présentes et l’autre entendait déjà les paroles futures. Parfois, las de les prévoir, il les fuyait, trop lâche pour les parer, laissait là toutes les réponses dont il eût pu se servir, quittait la boutique et allait s’asseoir dans la maison. Limousin clignait de l’œil, Pierre Bousset n’y tint plus et dit un soir à Limousin :

— Enfin, vous, je vois une chose : c’est que vous enserrez tous les feignants de la ville. C’est loin de faire mon ouvrage.

Limousin fut stupéfait.

— Ah bien, elle est bonne ! Voilà la première fois que vous me dites ça.

Pierre Bousset répondit carrément :

— Je n’en veux plus. C’est à prendre ou à laisser.

Limousin le prit carrément à son tour :

— Dites donc, je suis payé aux pièces. Est-ce que c’est votre argent que je mange ? Oh ! si vous le prenez de cette manière, c’est à laisser.

— Tenez, laissez tout de suite. Je vais vous régler.

Limousin n’en revenait pas.

— Nom de Dieu ! Je crois qu’une chose pareille ne s’est jamais vue chez aucun patron. Ne bougez pas ! Vous faites le malin, mais vous en verrez peut-être plus long que vous ne pensez.

Ils se quittèrent bêtement. Il y avait cinq ans qu’ils travaillaient ensemble.

Pierre en garda une rage froide qu’il remuait parfois dans sa poitrine. Il ne la sortait guère et se contentait de plier la tête, de mâcher un frein et d’accroître son silence comme sous la poussée d’une nouvelle vie intérieure. D’ailleurs, ce fut l’époque du grand silence dans la maison. Chacun le