Page:La Revue blanche, t28, 1902.djvu/532

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dire que le mot est un instrument pour grandes personnes. C’est la richesse de notre vie mentale qui détermine pour nous le contenu des mots que nous prononçons et de ceux que nous entendons. Pour l’écolier, trop jeune, la plupart des mots qu’il doit savoir prononcer sont vides.

Il arrive parfois qu’en nous faisant découvrir une relation encore insoupçonnée entre deux ordres de phénomènes ou simplement en nous indiquant un seul fait nouveau, on nous émeuve comme si cette révélation devait modifier notre vie. Des jugements portés naguère, mille expériences que nous avons faites se présentent tumultueusement à notre esprit. Nous pressentons qu’un ordre nouveau va s’organiser dans notre pensée et que désormais nous ne considérerons plus les choses du même point de vue. Eh ! bien, ce ne sont pas de ces faits émouvants qu’on raconte à l’écolier ; ou, plutôt, lorsqu’on lui enseigne quelque fait qui, pour lui, pourrait être riche en conséquences on passe trop vite au « sujet » suivant pour qu’il éprouve l’ébranlement salutaire dont je parle. On le prive de la brusque vision où lui serait apparu un peu de la merveilleuse beauté du monde. La vérité nouvelle qu’on lui enseigne ne pénètre pas jusqu’à son cœur. Elle est pareille aux mille vérités qu’il a déjà apprises et à toutes celles qui suivront.

En d’autres termes on laisse ignorer à l’enfant ce qui précède la vérité, la lutte plus ou moins longue et plus ou moins pénible que l’homme soutient contre les choses qu’il veut arriver à connaître, tout ce qui dans cette lutte entrave ses efforts et tout ce qui pourrait l’aider ; on ne lui signale pas la déception inévitable de l’humanité qui croit avoir établi un accord durable entre ses notions anciennes et ses expériences sans cesse renouvelées.

Du point de vue de l’activité humaine l’écolier verrait de l’unité dans l’histoire et dans le monde ; mais son seul devoir est de retenir des propositions monotones et ennuyeuses. Aussi ignore-t-il qu’elles n’ont pas toute la même importance ; il ne sait pas qu’elles diffèrent beaucoup les unes des autres quant à la nature du sentiment qu’elles devraient éveiller en lui. Il ne reconnaît pas dans telle vérité qu’il pourrait énoncer avec la plus sereine certitude une arme qui lui permettrait de convaincre les autres ou de résister à leur argumentation. Telle autre vérité ne s’impose pas avec la même évidence, mais elle est contrôlable, elle a été contrôlée mille fois. Celle-ci, par sa nature même, est des plus contestables ; celle-là, simple hypothèse, a été