Page:La Revue blanche, t28, 1902.djvu/549

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voisinaient sans hâte, ayant le temps pour elles, et l’on savait tout ce qu’il fallait savoir des vérités du travail et de celles de la mort. Qu’il avait été bête ! Un mot, un tour de langue n’est pas un déshonneur et pour cela il rentrait au bureau de bienfaisance, marchait comme il avait marché et pouvait dire en regardant ses voisins : la vie humaine consiste en ces pas toujours égaux qui vont de la huche au lit et ceux-là, pareils à moi-même, mourront un jour, ayant connu le bonheur. Les hommes sont moins mauvais qu’on ne se le figure, et vivre est aussi simple que six mots : Voulez-vous me donner à manger ?

Jean arrivait, portant aux plis de ses vêtements un peu de ce qui souffle là-bas, et rien que parce qu’il sortait son âme était différente, sa vie éloignée.

— Eh bien, mon ami ! Qu’est-ce que tu as fait, aujourd’hui ?

Il avait un peu de curiosité et une sorte de crainte, maintenant, qu’il ne rejetait que lorsque Jean parlait de ses jours cachés dans des bureaux semblables à des parallélépipèdes creux.

Trois mois après leur arrivée vint le jour où il fallut compter. Pour le Premier de l’An, Jean commit une faute : les enfants s’imaginent qu’on peut sortir les pièces d’or de son cœur. Il garda vingt francs de son mois en disant : « Hé hé ! Je veux faire le jeune homme ». Et ne s’avisa-t-il pas d’acheter une paire de souliers lacés qu’il prit le matin au bureau de l’hôtel : Voilà vos étrennes. Monsieur ! Le Vieux défit le paquet et dit : « Tu as eu tort, mon ami, de dépenser ton argent. Vois donc, une paire de sabots aurait fait le même effet. Ou, si tu voulais absolument m’offrir quelque chose, tu n’aurais eu qu’à acheter un cigare de deux sous. » Il se trouva même qu’aucune paire de souliers n’allait à ces pieds-là parce qu’ils avaient acquis une délicatesse de telle sorte que les gros sabots seuls ne la blessaient pas. Il y a l’habitude des coussins de bois dur. Ce furent précisément ces vingt francs qui manquèrent à chaque fin de mois. Les trois cents francs étaient à bout et le Vieux pensa : Sans les souliers il n’y aurait pas eu à se préoccuper de la chambre.