Page:La Revue blanche, t29, 1902.djvu/175

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

entre la forme visuelle d’un être et sa forme olfactive, ou la forme auditive de sa voix, un observateur qui ne connaît qu’une de ces formes peut-il évoquer l’une des autres ? Comment un chien aveugle s’imagine-t-il son maitre ? S’il s’en fait une image visuelle, quelle est cette image ? Il me paraît peu probable, étant donnée la manière dont s’est produite l’évolution des êtres, qu’il existe, entre les centres nerveux d’un animal, une liaison capable de lui permettre d’évoquer la forme qui correspond à une odeur déterminée ; car la relation entre la composition chimique cause de l’odeur et la forme visuelle du corps qui en est doué, existe dans le corps observé et non dans l’observateur. Et cependant, il est possible qu’une habitude héréditaire pendant un grand nombre de générations fixe, dans une espèce, une liaison entre la forme olfactive et la forme visuelle d’un animal souvent rencontré. Peut-être un jeune chien de chasse, d’une bonne race, évoque-t-il la forme visuelle d’une perdrix la première fois qu’il en sent une et la reconnaît-il quand elle se lève ? Il y a là beaucoup à penser. Mais le plus souvent, s’il s’établit entre nos divers centres nerveux, des relations de cet ordre, elles sont purement pathologiques et ne nous donnent pas de renseignements valables.

Les images olfactives sont de l’hébreu pour nous, hommes, qui avons un odorat détestable, mais peut-être pouvons-nous mieux concevoir les images auditives. Les habitants de l’Afrique australe désignent la mouche tsé-tsé par le bruit de son bourdonnement. Ils la connaissent mieux par cette image auditive que par sa forme visuelle peu différente de celle des autres mouches.

Comment les aveugles-nés s’imaginent-ils leurs proches ? Ils n’ont guère pour les connaître que des images auditives ; évoquent-ils des formes visuelles ? Il est bien difficile de le savoir ! Je connais un mendiant qui n’a jamais vu clair et qui se tient tous les jours au même endroit, loin de tout village, sur la route de Lannion à Pleumeur-Bodou. Sa spécialité est de dire l’heure aux passants, pour avoir deux sous. À cet effet, il écoute, n’ayant rien de mieux à faire, toutes les cloches des paroisses environnantes ; il les connaît à leur timbre et il remarque immédiatement si Brélevenez est en retard sur Servel. Je l’ai interrogé une fois, alors qu’aucune cloche ne sonnait, et il m’a montré de la main, sans hésitation et sans erreur, un clocher distant d’environ deux kilomètres ; or il n’est pas immobile, il marche de long en large sur la route. Cela m’a beaucoup impressionné…

Nous ne savons donc pas tout ce que l’homme peut faire avec