Page:La Revue blanche, t29, 1902.djvu/572

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Leur popularité, affirmait-on, avait inspiré au sieur Cayetano Borracho, président d’une république voisine, et jadis intermittent général de division, une terreur de la force nominale ou effective de quelque cinq cents diables. Et, selon les Taboadongais, le potentat constitutionnel et militaire aux chamarrures à éclipses, avait si vilainement traqué don Prudencio et doña Primitiva Malinca, s’était vengé de ses transes en les faisant, à tant de reprises, empoisonner à moitié ou fusiller aux trois quarts que le couple boucané avait dû se réfugier à l’ombre du drapeau chilien plus ou moins solidement planté sur cette côte jadis péruvienne.

Ils avaient amené avec eux leur fille Soledad, dont ils avaient « promis la main à l’empereur du Brésil » d’ailleurs marié, voire grand-père : mais cela ne faisait rien !

Le jour où cette union serait célébrée, Borracho pouvait boutonner ses guêtres et prendre sa canne : on l’aurait assez vu dans sa capitale !

Reyes, un peu mieux informé que la plupart de ses concitoyens, n’ignorait pas que don Prudencio, riche mais peu dépensier, serait ravi de voir sa fille épouser un explorateur de nitre ou un consignataire quelconque, du moment que ce négociant, de bonne composition et « bien dans ses affaires », consentirait à ne pas arracher la petite idole à la tendresse sentimentale de ses parents, — et à se charger de toutes les dépenses de la famille : doña Primitiva lui avait même fait de très euphémiques et discrètes ouvertures à ce sujet. — Mais Reyes demeurait hésitant : il éprouvait pour Soledad, toute menue et fillette malgré ses vingt ans sonnés, une sorte d’affection très douce et très craintive, une sorte d’adoration nerveuse que ne rassuraient pas, bien au contraire, le sourire assez cruel de la petite et les flammes sombres de ses yeux — d’expression farouche en dépit de leur lustre velouté sous leurs cils lourds d’un noir chaud et brillant.

Le parfum subtil et intense qui émanait de tout l’être délicat de la menue Indienne l’exaltait comme de tristesses héroïques et douloureusement suaves : il eût dit, parfois, qu’il était enivré d’elle, et pourtant il se croyait certain de l’aimer sans désir défini ; même il s’effrayait à l’idée que l’on pût la traiter comme une femme, la posséder… Une brutalité devait briser tout le charme de mystère de la fine créature, ne laisser à sa place qu’une jolie poupée salie. Il allait jusqu’à s’imaginer en d’imbéciles rêveries qu’elle n’était pas de chair vraie, qu’elle n’existait qu’à l’état de symbole.

Et il se disait qu’il avait toujours été le même triste amoureux